14 juillet, fête de la nation. Traditionnels défilés militaires, rituelles cérémonies avec dépôt de gerbe, allocutions et le soir, pour certains, un feu d’artifice. Un peu folkloriques nos 14 juillet. Et le peuple dans tout ça ? Il fut un temps où le 14 juillet, jour de la fête nationale, coïncidait avec la fin de l’année scolaire. C’était donc un repère majeur dans le calendrier national. Aujourd’hui, ces deux évènements ne coïncident plus et indubitablement ça contribue à donner moins de relief à cet anniversaire. Et puis, il y a tant d’autres dates qui se sont ajoutées dans l’agenda des commémorations qui font que celle du 14 juillet s’en est trouvée banalisée. Mais cela suffit-il à expliquer la perte d’engouement populaire autour de l’évènement ? Ce serait se rassurer à bon compte sur la ferveur patriotique de nos concitoyens que de s’en tenir là ; sans en nier l’importance, les explications ci-avant sont insuffisantes.
Autre temps, autres vécus, autres sentiments. Le 14 juillet n’est plus un enjeu de mémoire. Il s’est créé aujourd’hui autour de cette commémoration – on commémore une révolution, et quelle révolution !- un consensus mou, une vision irénique des évènements de cette période de grands bouleversements ouverte en 1789 en France. « Nous vivons aujourd’hui une fête nationale vidée de substance historique et politique » (1). Et fait remarquable : exit le peuple ! Et quelques bals populaires qui subsistent dans les quartiers ou villages ne suffisent pas à le remettre dans la partie, alors que la date choisie du 14 juillet, parmi toutes les dates mémorables de la Révolution française, est chargée de symbole : le peuple en armes, insurgé, fait tomber la Bastille. Un évènement somme toute mineur (7 prisonniers relativement bien traités) qui deviendra un mythe fondateur. Ce qui fait dire au Général de Gaulle, le 14 juillet 1943, que dans la lutte entre le peuple et la Bastille « … c’est toujours la Bastille qui finit par avoir tort. »
Au Général de Gaulle comme à toute la Résistance la Révolution et particulièrement les Soldats de l’an II, vainqueurs à Valmy, restent une constante référence. Combien de réseaux, de mouvements, d’opérations, portent des noms glorieux de l’époque ! C’est dans la Révolution et la philosophie des Lumières que la Résistance puisait son inspiration. Tout comme, symétriquement, le nazisme puisait dans la contre-révolution et les anti-Lumières. Le sinistre Goebbels, n’avait-il pas proclamé la nécessité de « rayer de l’histoire l’année 1789 » ? Il faisait écho à Pétain qui, lui, lors du 150ème anniversaire de la Révolution, en 1939, avait déclaré que la France venait de vivre « 150 années d’erreur. »
Brandir le drapeau de la Révolution française face à l’occupant c’était la réponse de la Résistance à l’idéologue nazi Rosenberg qui était venu à Paris, en ce triste automne 1940, « régler ses comptes avec 1789 et, d’une manière plus générale, avec la Révolution Française. » écrit au printemps 1941, le philosophe Georges Politzer. « L’année 1789, écrivait Rosenberg en 1921, signifie pour nous tous l’affranchissement des juifs ; c’est l’heure de la naissance de l’esprit destructeur dans la culture européenne. » Et à propos des mots Liberté, Egalité, Fraternité il avait dit : « Ces mots, ces paroles incendiaires, n’ont jamais manqué d’agir sur les masses ; néanmoins avec leur fonds confus, ils ont accumulé désastre sur désastre. » (2)
Désastres et ruines, c’est aussi la vision que donne le journal des autonomistes corses, « A Muvra » de Petru Rocca. Lors du procès des Alsaciens autonomistes de Colmar il écrit, le 10 mai 1928 : « Quelle magnifique leçon pour nous autres Corses, qui sommes les plus grandes victimes de l’esprit de 89 ! L’assimilation et l’égalitarisme révolutionnaire nous ont valu des maisons en ruine, des villages déserts, la malaria et les nombreuses guerres que l’œil sanglant du jacobinisme a déchaînées sur le monde. » (3)
Valeurs de la Révolution et plus généralement philosophie des Lumières auxquelles se réfère la Résistance, opposées à celles des contre-révolutionnaires, tel était l’enjeu majeur de l’époque en France et partout ailleurs. En Corse aussi, la Résistance luttait aussi pour « Les droits de l’homme et du citoyen ». D’autant que pesait sur l’île le risque de perdre la nationalité française en passant sous la coupe de Mussolini. Aussi l’île à peine libérée, le 4 octobre 1943, les Corses saisirent-ils l’occasion de l’anniversaire du 30 novembre pour manifester leur attachement aux idéaux de la Révolution dont ils avaient été coparticipants. « La Corse enfin libérée, la population peut désormais donner libre cours à l’expression de sa joie et de sa ferveur patriotique, écrit le Général Gambiez. Celle-ci atteint son paroxysme le 30 novembre 1943, jour anniversaire de la proclamation par l’Assemblée constituante du rattachement volontaire de l’île à la France. Ce jour-là, en effet, toute la Corse est en fête. » (4) Même le sommet du Cinto, le plus haut de Corse, fut associé aux réjouissances : un détachement d’éclaireurs-skieurs du 1er régiment de tirailleurs marocains en fait l’ascension et y plante le pavillon tricolore.30 novembre 1789, l’acceptation par l’Assemblée constituante de la Corse comme partie de la nation. Cette date dit plus aux Corses que la destruction de la Bastille le 14 juillet dont le fracas n’a eu qu’un lointain et tardif écho dans l’île mais le symbole de la fin de l’absolutisme royal dont la Corse venait de pâtir pendant 20 ans, les Corses se le sont légitimement approprié.
Antoine Poletti
- Jean Marie Guillon. « Les lieux de mémoire ». Quarto Gallimard. Tome 1, page 384
- Cité par Georges Politzer, philosophe communiste, arrêté en 1942 et fusillé au Mont Valérien. « La philosophie et les mythes, Ecrits 1 ». Editions sociales, page 351 et 352
- Cité par Francis Arzalier. « Les perdants » Editions La Découverte. 1990. Page 67
- Général Gambiez. « Libération de la Corse ». Hachette littérature. 1973. Page 260