A peine la Corse libérée, le 4 octobre 1943, le général de Gaulle quitte Alger l’après-midi du 5 pour s’y rendre.Il atterrit à Ajaccio d’où il repartira le 8 octobre après un périple dans toute l’île.sur la place du Diamant, rebaptisée depuis Place De Gaulle, il prononce le discours qui suit.
« Au milieu de la marée d’enthousiasme national qui nous soulève tous aujourd’hui, nous pourrions ne connaître rien que l’émouvante satisfaction d’être emportés par la vague. Mais, mesurant le dur chemin qui nous sépare encore du but, nous savons qu’il ne suffit pas de nous livrer à la joie et qu’en vérité nous devons, sur le champ, tirer la leçon qui se dégage de la page d’histoire que vient d’écrire la Corse française. La Corse, que l’héroïsme de sa population et la valeur de nos soldats, de nos marins, de nos aviateurs, viennent d’arracher à l’envahisseur au cours de la grande bataille que les Alliés mènent en ce moment, la Corse a la fortune et l’honneur d’être le premier morceau libéré de la France. Ce qu’elle fait éclater de ses sentiments et de sa volonté à la lumière de sa libération démontre ce que sont les sentiments et la volonté de la Nation toute entière.
« Or, il est prouvé que pas un jour, la Corse n’a cru à la défaite. Il est prouvé qu’elle n’attendait que l’occasion pour se lever, combattre et vaincre. Cette fraction du pays savait bien, comme la Patrie, que les revers essuyés par nos armées en mai et juin 1940 n’étaient qu’un épisode cruel mais passager d’une guerre grande comme le monde. Ce que ne discernaient pas les chefs indignes ou sclérosés qui se ruèrent au désastre, le peuple ici, le comprît aussitôt. D’où la résistance obstinée qu’il ne cessa d’opposer à l’ennemi, passivement d’abord, puis au moment favorable, activement, les armes à la main. Pourtant, voyant la chance tourner et l’envahisseur faiblir, les patriotes corses, groupés par le Front national, auraient pu attendre que la victoire des armées alliées réglât heureusement leur destin. Mais ils voulaient eux-mêmes être les vainqueurs. Ils jugeaient que la libération ne serait point digne de son propre nom si le sang de l’ennemi ne coulait pas de leurs propres mains et s’ils n’avaient point leur part dans la fuite de l’envahisseur. Ils étaient d’avance ralliés à cette foi de la Patrie, à cet esprit de lutte à outrance qui maintinrent sur les champs de bataille, au nom de la France toute entière, les soldats de la France combattante et qui animent aujourd’hui notre vaillante armée d’Afrique dont l’avant-garde vient de recevoir à Saint-Florent et à Bastia le baiser brûlant de la Gloire.
» Mais, par le fait que la Corse n’a, pas plus que la Patrie, jamais admis que la France fût vaincue, elle n’a point accepté davantage la coupable usurpation que les apôtres du désastre en ont tiré à leur profit. Qu’est devenu ici, je le demande, le régime de Vichy ? Où en est la fameuse Révolution nationale ? À quoi tenait donc cette bâtisse de mensonges, de police et de délation? Comment se fait-il que tant de portraits, d’insignes et de devises aient cédé la place en un clin d’œil à l’héroïque Croix de Lorraine, signe national, s’il en fût, de la fierté et de la délivrance? Il a suffi que l’ennemi ait reculé pour que fût en un instant balayé le pitoyable échafaudage. Il a suffi que le peuple ait pu relever la tête pour qu’il criât : « Liberté, nous voilà ! ». Il a suffi que le premier frisson libérateur ait parcouru la terre corse pour que cette fraction de la France se tournât d’un seul mouvement vers le Comité de la Libération nationale. Gouvernement de la guerre, de l’unité et de la République. Si ce qui vient de se passer dans chacune des villes et dans chacun des villages de la Corse a révélé au grand jour que la nation française entend redevenir à la fois victorieuse et souveraine d’elle-même, nous avons vu y paraître aussi l’union merveilleuse de tous dans l’ardeur du renouveau.
« Oui, en Corse aujourd’hui comme demain dans toute la France, c’est un peuple rajeuni qui émerge de ses épreuves. Il n’est que de voir la flamme des regards parmi les foules rassemblées, sans distinction de classe, de clan, ni de parti pour crier leur joie et leur confiance; il n’est que d’entendre les hommes, les femmes, les enfants chantant d’une seule voix, les larmes aux yeux, notre ardente « Marseillaise »: il n’est que de constater la dignité et l’ordre parfait qui règnent partout et spontanément malgré les douleurs, les angoisses, les privations, pour être bien convaincu que notre peuple, notre grand peuple, a commencé le lourd travail d’où sortira la rénovation.
« Tandis que nous autres, Français, éprouvons la certitude qu’après tant de leçons une ère nouvelle de grandeur doit s’ouvrir pour notre pays, il semble que le monde en prenne aussi conscience. En tous cas, chacun peut constater à quel point étaient absurdes les ambitions d’un voisin latin qui prétendait notre décadence pour tâcher de saisir la Corse en même temps d’ailleurs que d’autres terres françaises. Nous ne sommes pas de ceux qui piétinent les vaincus mais devant certains effondrements, nous nous devons de souligner la vanité des prétentions qui s’affichaient à notre détriment et qui poussaient une nation apparentée à la France dans une alliance monstrueuse avec l’abominable cupidité germanique.
« Est-ce-à dire qu’une fois la victoire emportée et la justice rendue, la France de demain voudra se figer dans une attitude de rancœur à l’égard d’un peuple longtemps dévoyé mais que rien de fondamental devrait séparer de nous? Non, certes, et je le dis à dessein ici même. Car ici nous nous trouvons au centre de la mer latine, de cette mer par où nous est venue notre civilisation, de cette mer que bordent, au Nord la France et, au midi, l’ Empire français d’Afrique, de cette mer que tant d’influences séculaires nous ont acquis vers le Levant d’indestructibles amitiés, de cette mer qui pénètre et relie à nous de vaillants peuples balkaniques, de cette mer enfin qui est l’un des chemins vers notre alliée naturelle: la chère et puissante Russie.
« Tâchant de porter nos pensées au-delà des combats, des douleurs, des colères du présent, et regardant au loin vers l’avenir, c’est d’Ajaccio que nous voulons crier notre espoir de voir la mer latine redevenir un lien au lieu d’être un champ de bataille. Un jour viendra où la paix, une paix sincère, rapprochera depuis le Bosphore jusqu’aux colonnes d’Hercule des peuples à qui mille raisons aussi vieilles que l’Histoire commandent de se grouper afin de se compléter. Mais ce ne sont là que rêves pour le futur. Le présent exige autre chose. Le présent exige la guerre, car l’ennemi principal n’est pas encore abattu. À cet égard, c’est d’Ajaccio que nous affirmons la volonté de la France de déployer sa force renaissante aux côtés des vaillantes forces de l’Angleterre et des États-Unis sur les rivages, sur les flots, dans les ciels, de la Méditerranée. C’est d’Ajaccio que nous renouvelons notre serment de combattre jusqu’au terme avec tous les peuples qui, comme nous, luttent et souffrent pour écraser la tyrannie, la victoire approche. Elle sera la victoire de la liberté. Comment voudrait-on qu’elle ne fût pas aussi la victoire de la France ? »