par Pierre-Jean Milanini
Propos recueillis par Annick Viltard et Hervé Thomas. Quenza, août 1992, publiés par « Générations des Amis » n° 14 d’avril 2003.
Annick Viltard et Hervé Thomas : Pierre Jean Milanini, instituteur, poète, résistant, déporté, est-ce que vous pouvez nous dire ce qui vous a conduit à combattre auprès des forces progressistes et à devenir un militant de la paix ?
Pierre Jean Milanini : Elevé par une mère profondément chrétienne qui m’a inculqué l’amour du prochain, dans des temps où en Corse la vie était très dure, c’est assez naturellement que je me suis rapproché des hommes de progrès et des partisans de la paix. Les convictions radicales-socialistes de mon père devaient aussi influencer mes choix. Sensible à l’injustice, j’allai jusqu’à refuser d’accomplir le service militaire. Les dangers du fascisme me firent prendre conscience, dans les années du Front Populaire, de la nécessité contraire. Il fallait qu’on le veuille ou non affronter le péril fasciste. Instituteur à Cuo (Commune de Sotta), père de deux enfants, je quittai ma famille pour rejoindre l’école des officiers de réserve (EOR) et le 28ème régiment de tirailleurs tunisiens. Dans cette période, il me fut donné de constater l’inanité, les perversions du système colonial. Nous savions pertinemment au 28ème RTT que les soldats tunisiens, qui pour la plupart ne savaient ni lire ni écrire le français et obéissaient strictement aux ordres, auraient le cas échéant combattu les ouvriers français en grève. De telles convictions me valurent d’être fiché comme propagandiste révolutionnaire et ne furent évidemment pas pour moi sans conséquences.
Annick Viltard : Pourriez-vous à ce propos donner quelques exemples ; quelles formes de sanctions avez-vous du affronter ou subir ?
Pierre Jean Milanini : Nous sommes en 1939. Dans un contexte d’extrême confusion où domine » l’esprit de Munich », c’est à dire le renoncement et la trahison (1), les autorités militaires, dans leur majorité, ne sont jamais à cours d’ignominies lorsqu’il s’agit de faire taire toute velléité de critique. La première sanction arbitraire qui me frappera sera de ne pas être nommé officier au sortir du stage d’Elèves Officiers de Réserve comme cela était la règle mais seulement caporal et ce avec un décalage de six mois. Au mois d’août 1939, je serai l’objet d’une deuxième très lourde provocation. Des officiers du 28ème RTT arguant un retard et bien que prévenus des causes de ce retard par deux télégrammes consécutifs, me traduiront en conseil de guerre pour désertion. Je serai, durant trois mois, emprisonné à Corte, déchu de ce grade de caporal dont je viens de souligner le caractère inique, muté de corps au 341 RIA. Plus tard, après la débâcle de 1940, à mon retour de captivité au mois d’octobre 1940, évadé du stalag VI H (Déren), j’apprendrai avec effarement que les autorités vichystes n’étaient pas restées indifférentes à mon sort. Bien que prisonnier en Allemagne, elles m’avaient déplacé de mon poste d’enseignant ainsi que d’autres amis parmi lesquels se trouvaient Antoinette Castelli, Marie et Toussaint Marcellesi, Jacques Bianchini… Voilà quelques exemples de bassesses et de lâche conduite de nombreux politiciens fonctionnaires ou militaires attachés à un régime qui le 22 juin 1940, en signant l’armistice, avait sombré dans le plus grand déshonneur.
A.V. : Comment en Corse est vécue la défaite de l’armée nationale ?
Pierre Jean Milanini : Les parlementaires corses, à une notable exception (2), font le jeu des nouvelles autorités. Ils soutiennent, souvent avec zèle, le gouvernement de Vichy qui par la voix de Pierre Laval affirme souhaiter la victoire de l’Allemagne. François Pietri, ministre puis ambassadeur du pouvoir vichyste en Espagne, fait part en écho de sa confiance dans une association entre la France et l’Allemagne nazie (3). Les Corses à l’image de Jean Nicoli, Joseph Pietri, Joseph Tramoni, Toussaint Mary, Noël Galeazzi, Jules Mondoloni… ne l’entendent pas ainsi. Ils refusent la défaite et combattent avec force les prétentions mussoliniennes sur leur terre, réaffirmées le 8 août 1942 (4). Jamais ce sentiment patriotique ne se démentira ; progressivement il aura raison des effets de la propagande vichyste. L’opposition au régime de Vichy se structure et s’amplifie, l’antifascisme ne cesse de grandir dans l’opinion. Lorsque le 11 novembre 1942, les troupes italiennes d’occupation débarquent à Bastia et Bonifacio, plusieurs groupements de résistance sont déjà sur pied. Ils feront bientôt cause commune au sein du Front National de lutte pour la libération de la France crée en 1941.
H. T. : Comment s’organise la Résistance à Quenza et dans les villages voisins ?
P. J. M. : Ainsi que je viens de l’évoquer la Résistance est dans l’île une puissante réalité. Dans la région de Serra di Scopamena, Sorbollano, Aulène, Quenza,… dès l’annonce de l’invasion italienne, une solide organisation du FN se constitue. Avec Marc Vesperini, Pierre Martin Brun, Joseph Marie Susini, Joseph Susini, François Susini, Antoine Susini dit « U Palcu », Jean Antoine Comiti 5, François Pietri, Barthélémy Susini, Antoine Susini, Jules Bernardini, Angelin Chiaroni, Dominique Lucchini dit « Ribeddu », également organisé avec les résistants de Petreto-Bicchisano, Jean Pietri, Antoine Pietri… Charles Balesi, Roch Filippi,… avec tous les groupes du Front National qui ne cesse de se consolider, nous faisons de chaque village un bastion de résistance à l’ennemi, relié au comité d’arrondissement de Sartène et à une direction départementale dont fera partie Jean Nicoli (6). Tout ce qui peut enrayer les mouvements des troupes d’occupation est mis en œuvre : sabotage de lignes téléphoniques, de routes, de matériels… L’activité de renseignement dirigée à l’échelon départemental par André Giusti, mobilise chaque patriote. Avec la diffusion de nos tracts et journaux, elle revêt dans la lutte une importance capitale. Jour après jour, notre préoccupation est d’élargir nos rangs et d’obtenir des armes dans la perspective d’un soulèvement général qui chassera l’envahisseur. Dans ce combat de tous les instants contre l’occupant italien la population se tient à nos côtés. Son aide est des plus efficientes. Rares sont dans les villages les habitants qui se tiennent à l’écart de l’action des résistants. Beaucoup d’entre eux rejoignent le maquis.
H.T. : De quelle façon les résistants se sont-ils procuré des armes ?
P. J. M. : Des liens avaient été établis entre la Résistance et la France libre. Sur l’initiative du Général Giraud des armes seront apportées aux patriotes corses, elles arriveront par mer, déposées par le sous-marin Casabianca, ainsi que par les airs, parachutées en de multiples endroits à travers l’île. Dans notre région, plusieurs parachutages auront lieu sur le vaste plateau du Cuscionu comme sur le plateau dominé par la pointe de Bambiolu, sur la commune de Quenza, ou celui d’Arghja Pitrosa, propriété de Pierre Martin Brun. Le printemps et l’été 1943 voient ainsi la Résistance renforcer ses moyens de lutte. C’est l’époque aussi où frappe durement la mort. Nombre de camarades tombent face à l’ennemi, d’autres sont emprisonnés. Arrêtés le 27 juillet 1943, lors d’une mission, Angelin Chiaroni et moi-même sommes incarcérés à la caserne Battesti à Ajaccio. Je me retrouverai dans la même cellule que Jérôme Santarelli arrêté le 27 juin par l’OVRA italienne en même temps que Jacques Bonafedi et Jean Nicoli 7 dont chacun connaît la fin tragique. A Bastia, le 28 août 1943, je serai condamné, ainsi qu’Angelin Chiaroni, à 24 ans de réclusion par le tribunal militaire italien. Déportés en Italie, nous serons emprisonnés à Sulmona dans les Abruzze. Commence alors un long et chaotique chemin dont je ne verrai l’issue qu’à l’été 1944.
A. V. : Pourriez-vous évoquer les principales étapes de votre exil italien ?
P. J. M. :Le projet qui m’anime est de rejoindre les résistants italiens et les forces alliées débarquées dans la péninsule au début du mois de septembre. L’évasion est pour moi un but que je poursuis toujours et que je prépare sans cesse. Je m’évade ainsi, le 15 décembre 1943, de la prison de Sulmona et rejoins des partisans italiens dans la région de Pratola-Peligna. Au mois de mars 1944, après une marche harassante par les monts enneigés des Abruzze, en direction du front allié, je tombe dans les mains des allemands qui me conduisent à la prison de Regina Coeli, puis sur le front de Velletri. Je parviens à nouveau à leur fausser compagnie et rallie un poste américain. Je crois alors avoir enfin réalisé mon objectif initial. Il n’en est rien. Interrogé deux jours durant, je m’affronte à de biens singuliers soldats qui me retiendront prisonnier plus de deux semaines au camp d’Aversa, non loin de Naples, avant de me remettre à la sécurité française le 12 juin 1944. De retour en Corse, via Alger, au mois de juillet 1944, les déportés et prisonniers de guerre sont accueillis à Ajaccio par une foule en liesse. Dans l’île libérée depuis le mois de septembre 1943, l’heure était encore à l’enthousiasme et à la mobilisation. Le vieil esprit clanique reprenait cependant lentement ses droits. De nouveaux combats attendaient les femmes et les hommes de progrès.