Puisque notre association a pour objet de perpétuer la mémoire de la Résistance et de la Seconde Guerre mondiale, sachons que cette année 2018, dans le calendrier mémoriel de la nation, c’est la fin de la Première Guerre mondiale qui aura la primauté. Normal !
On commémorera, en effet, la mémoire du centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale pour que soient rappelés les causes de la guerre et cette folie meurtrière qui a engendré quelque 19 millions de morts…- 7.000 morts/jour du 3 août au 9 septembre 1917, c’est dire la sauvagerie des combats. Une sauvagerie qui à certains égards préfigurait celle de la Seconde Guerre mondiale. « Nous faisons une guerre d’assassins » écrivait, depuis les tranchées, l’historien Jules Isaac à son épouse. Et il ajoutait, faisant preuve d’une grande clairvoyance : ‘’Je ne sais où nous allons mais je m’effraie de penser parfois que cette guerre n’est pas une fin mais un commencement et le prélude de cataclysmes plus épouvantables encore. Jamais les puissances du mal n’ont été pareillement déchaînées ; elles ne s’arrêteront pas en si beau chemin’’ pronostiquait Jules Isaac. (18 septembre 1916).
Le traumatisme et ses conséquences politiques
De cette guerre est sorti un nouveau tracé des frontières intra et extra européennes. De nouvelles nations sont nées ou resurgies sur les ruines des Empires ottoman et austro-hongrois. Consécutivement, des populations entières furent contraintes d’émigrer par la force, menacées par des purifications ethniques qui ont été mises à exécution pendant la guerre et parfois poursuivies après la guerre.
Et si le rappel de ces drames ne suffisaient pas à nous convaincre de l’utilité des commémorations du centenaire de la fin de cette guerre, il n’est que de voir les monuments aux morts de nos villes et villages pour imaginer le voile de deuil qui a recouvert la Corse dans les années vingt. Et rien mieux qu’écouter la chanson des frères Vincenti, « U ritratu » (Le portrait) pour donner à penser quelle tristesse, quel chagrin, quelle douleur ont pénétré l’intimité des familles corses : environ 11.400 morts, des jeunes dans la fleur de l’âge. Morts au champ d’honneur disent nos monuments aux morts, « aux champs d’horreur » chante Jacques Brel. …. Et les blessés, et les « gueules cassées ». Bref, un traumatisme, une véritable saignée qui conjuguée avec le dépérissement de l’économie insulaire, a généré la contestation corsiste d’après guerre dont un courant minoritaire, irrédentiste, le Partitu Corsu par l’Autonomia de Petru Rocca, a nourri un inextinguible ressentiment contre la Révolution de 1789 et contre la loi sur la laïcité de 1905. Un ressentiment qui le conduira avec ses amis dans les bras de Mussolini. L’autre courant corsiste, majoritaire, refusera cette instrumentalisation par les fascistes ; il en est même, tel le poète Maestrale qui seront déportés, ou tel Simon-Jean Vinciguerra qui plus tard sera responsable de la Résistance bastiaise.
Continuités et ruptures
Première Guerre mondiale, Seconde Guerre mondiale, le lien ne fait pas de doute. A tel point que De Gaulle a pu dire qu’elles n’en firent qu’une seule – une guerre de trente ans – au risque cependant d’oblitérer la spécificité de la Seconde Guerre mondiale, à savoir une vision du monde totalement racialisée avec à la clé le génocide des juifs. On sait comment, décriant le traité de Versailles de 1919, Hitler et ses amis ont instillé la haine et la xénophobie parmi les Allemands, et appelé à la vengeance. La dette colossale qu’ils avaient à payer, la crise économique de 1929 qui a ruiné plus encore l’Allemagne, l’angélisme des courants pacifistes dans les démocraties, la complaisance, voire la complicité de ceux qui prêchaient « Plutôt Hitler que le Front populaire », voilà réunis les ingrédients qui ont fait le succès du Führer
Mais on ne saurait oublier cette idéologie, le national-socialisme, qui sous-tendait cette politique. La France en fut le laboratoire dans la second moitié du 19ème siècle. Mais le premier débouché politique de cette synthèse, c’est Mussolini qui l’a réussie en Italie. Les nazis, eux, agrémenteront le national socialisme d’un racisme qui sera même la clé de voûte de leur projet : une pax germanica sous l’égide de « la race des seigneurs » (les nazis).
Depuis la Révolution française, et en réaction contre elle, c’est Outre-Rhin qu’est née la Volkgeist, une conception ethnique de la nation opposée à la nation politique inspirée par la philosophie des Lumières et promue par la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ». Aux individus, sans distinction d’origine ou d’option spirituelle, unis par un idéal politique qui fait le ciment de la société, le national-socialisme lui oppose la société unie par les liens du sang et par une origine commune venue du fonds des âges, réelle ou fantasmée. « Chaque peuple maintenant s’étreint lui-même et se pose contre les autres au nom de ses caractères les plus fondamentaux. » dénonçait l’essayiste Julien Benda dans les années vingt. Benda mettait en garde contre cette idéologie qui subordonne l’existence de chacun à celle de sa communauté. D’ailleurs, aux premiers opposants allemands à sa politique, Hitler ne manquait pas de leur rappeler ce lien de subordination. A Dachau, sur l’enseigne du premier camp créé en Allemagne, réservé aux « déviants », on pouvaient lire à l’enseigne qui barrait l’entrée : « Tu n’es rien, le peuple est tout ».
Concordance des temps ….
Transposé dans l’actualité, ce même slogan pourrait être celui des intégristes de toutes obédiences. Ainsi les islamistes fanatisés qui prêchent : « Tu n’es rien, Allah est tout ». Au nom de quoi tout leur est permis. Tous les moyens, même les plus barbares sont bons pour parvenir à leurs fins. Terrorisme djihadiste, afflux de migrants, mondialisation débridée fragilisant les couches de population les plus vulnérables, voire des territoires entiers laissés pour compte, c’est assez pour susciter des politiques de repli sur soi. « Le triomphe d’un modèle mondialisé, libéral, inégalitaire et communautariste [est] en tout point contradictoire avec le vieux modèle républicain [français] » fait remarquer le géographe Christophe Guilly. Et c’est là, fondamentalement, en réaction à ce modèle, qu’il faut chercher le succès de ces courants de pensée xénophobes, anti-démocrates et antirépublicains qui prospèrent dans ce que Guilly nomme « La France périphérique » dont la Corse fait partie. Et ce n’est pas dans l’actualité européenne et mondiale qu’on trouvera des motifs d’espérer ; les mêmes causes produisent les mêmes effets. La France n’est pas une exception. Partout, la xénophobie, le racisme, l’antisémitisme, meurtriers parfois, sévissent à nouveau … quand ce ne sont pas des guerres de religion qui sèment la mort et la ruine dans certaines contrées du monde.
…. Sans confusion ni anachronisme
La crise est mondiale. « L’ancien monde se meurt, le nouveau tarde à advenir, et dans ce clair obscur des monstres surgissent. » craignait avec de bonnes raisons Antonio Gramsci dans l’Entre-deux-guerres. Il est opportun de le rappeler ; il faut s’instruire du passé mais gardons-nous cependant d’y faire référence abusivement. Par paresse intellectuelle, on serait tenté d’appliquer à la situation présente une grille de lecture anachronique et cela égarerait notre jugement. « On ne saurait plaquer une situation historique, de l’avant-guerre ou de l’après-guerre, sur une réalité contemporaine, rappelait Pierre Martin , le président de l’ANACR*, mais cependant, soulignait-il » la crise morale, politique, économique et sociale que connait notre société, avec la montée de la pauvreté et des exclusions, la recrudescence d’audience des idéologies fascistes et xénophobes, les conflits de frontières et de minorités nationales que connait le monde – y compris sur notre continent les épurations ethniques, les dangers de guerre – y compris nucléaire – qui s’amoncèlent, du Proche-Orient à l’Asie orientale… tout cela n’est pas sans soulever des réminiscences du passé. Face à tous ces dangers, nous pouvons, nous devons – à l’exemple des Résistants qui ont fondé l’ANACR – rassembler, en dehors de toute inféodation à qui que ce soit, [à quelque parti que ce soit]. Nous devons rassembler le plus largement possible, des femmes et des hommes de toutes sensibilités républicaines et démocratiques, croyant au ciel ou n’y croyant pas, autour des valeurs de la Résistance, dans la fidélité à l’esprit de pluralisme de la Résistance et des Résistants. »
Antoine POLETTI
Le dessin du poilu est extrait du livre « Carnets de guerre 1914-1918 ». ((Ed. Herscher). Dans ce livre sont rassemblés les dessins d’André MARE, un poilu, un grand artiste, qui a témoigné avec talent de sa guerre. Les dessins sont présentés par Laurence Graffin.
Antoine POLETTI