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Archives : éditoriaux Deux guerres mondiales, un anniversaire.

5 février 2014
L’anniversaire décennal – 70 ans après – de la Libération du pays, commencé en 2013 en Corse, s’achèvera en 2015 après une année 2014 riche en commémorations, notamment celles des débarquements de Normandie et de Provence, et aussi celle de la Libération de Paris. Mais l’autre évènement mémoriel sera, en 2014, le centième anniversaire du début de la Première Guerre mondiale

 

C’est sans précédent que soit commémorée avec autant d’éclat la première année de la Grande Guerre; au risque d’un conflit des mémoires. Mais pourquoi pas ? si son souvenir peut instruire les citoyens d’aujourd’hui. Et au demeurant, commémorer le début de la Grande Guerre en 1914 (si meurtrier ! 7000 morts par jour du 3 août au 9 septembre), et célébrer les grandes victoires de la Libération du pays en 1944 fait coïncider le souvenir des deux conflits mondiaux et étaye ainsi la thèse d’une seule guerre, « une guerre de trente ans ». L’Entre-deux-guerres aurait été, en quelque sorte, une trêve mise à profit par l’Allemagne, vaincue en 1918, pour préparer sa vengeance et laver ainsi « l’humiliation du traité de Versailles ».

Le traité de Versailles et d’autres choses encore.

On sait comment le caporal Hitler et ses amis, les vaincus de 1918, ont instillé la haine et le ressentiment dans la société allemande ; comment, la crise économique de 1929 aidant, le national socialisme a fini par séduire une large partie de l’opinion ; comment cette idéologie a gagné l’Italie avant même l’Allemagne et le Japon. Et comment Franco, avec l’aide d’Hitler et Mussolini a pu liquider la République espagnole sans que l’Angleterre, la France et les USA interviennent, alors que se jouait en Espagne le prologue de la Seconde Guerre mondiale. Autant de passivité, autant de complaisance et parfois de complicité ne s’expliquent que par la conjonction, d’une part de ce courant pacifiste qui est né en réaction contre « la boucherie » de 14-18  et d’autre part, et surtout, à cause de la crainte d’une contamination des pays d’Europe par la révolution soviétique ; crainte résumée en France dans le slogan « Plutôt Hitler que le Front populaire ».

La Wolkgeist contre les Lumières.

Pourtant, très tôt après la Première Guerre mondiale, des voix s’élèvent pour s’inquiéter de ces nationalismes belliqueux qui rêvent de revanche et de conquêtes. « … chaque peuple maintenant s’étreint lui-même, constate Julien Benda, et se pose contre les autres au nom de ses caractères les plus fondamentaux. » (1) J. Benda reproche à ses congénères de consentir aux théories qui nient l’existence de l’individu ou la subordonne à l’existence de sa communauté nationale, prenant ainsi l’exact contrepied des valeurs promues par les Lumières : l’individu « sans distinction d’origine, de race ou de religion ». D’ailleurs, aux premiers opposants allemands à sa politique, Hitler n’a pas manqué de le leur rappeler, dès 1933. A l’entrée du camp de Dachau, réservé alors à ses opposants, il met à l’enseigne: « Tu n’es rien, le peuple est tout ». Et quand le dictateur paradait dans Paris occupé à l’automne 1940, son théoricien M. Rosenberg était chargé du « Règlement de compte avec les idées de 1789 ». Et c’est à la chambre des députés que l’idéologue nazi prononce  sa diatribe contre la Révolution française (2), faisant ainsi écho à Pétain qui déclarait lors du 150ème anniversaire de la Révolution : « 150 années d’erreurs » (3). Et c’est bien cela qui est l’enjeu majeur de cette guerre : c’est toute la philosophie des Lumières qui est contestée par le national socialisme. Et, pêché capital de la Révolution française aux yeux d’Hitler, elle a émancipé les Juifs.

Le laboratoire français pour théoriser le bio pouvoir du national-socialisme

Depuis la Révolution française et en réaction contre elle, c’est Outre-Rhin qu’est née la Volkgeist, une conception tribale de la nation (4), opposée à la nation d’essence politique promue par la Révolution et les Lumières. Toutefois, il faudra attendre la deuxième moitié du XIXème siècle pour qu’apparaissent les linéaments d’une idéologie qui rejette en bloc, et la démocratie fruit de la révolution bourgeoise, et le socialisme matérialiste de Marx qui en issu. Et démontre Zeev Sternhell (5), la France en cette fin de XIXème siècle a été le laboratoire idéologique où a pris forme ce qui allait devenir le national-socialisme : un nationalisme chauvin et agressif, assorti d’un socialisme dévoyé. Mussolini, socialiste à ses débuts, a dit tout ce qu’il devait à Georges Sorel, ce penseur issu du courant marxiste et ayant théorisé, en pionnier, la jonction de deux courants de pensée : un nationalisme ethnique exacerbé en France par la défaite de 1871 et un socialisme dévoyé qui fait de la nation – et non plus du prolétariat – le moteur de l’histoire ; les nations en compétition pour leur hégémonie ou leur survie, c’est selon ; la lutte de tous contre tous. Ce bagage idéologique a trouvé un appui « scientifique » dans un darwinisme perverti : la lutte des races au lieu de la lutte des classes (Malheur aux « races inférieures » ou nations vaincues !) avec à la clé l’eugénisme qui vise à purifier et renforcer la race (Malheur aux impurs, aux incapables, aux faibles, aux handicapés) qui sont une charge pour la communauté. De plus, « Couplé au darwinisme racial, le darwinisme social (malheur aux pauvres !), accoutumera les esprits à l’idée d’une nécessaire élimination des inférieurs… » (6). Ce bio pouvoir « avait gagné une majorité des esprits au XIXème siècle […]. Le IIIème Reich fut certes le seul régime à avoir poussé aussi loin et aussi radicalement cette logique assassine mais […] réduire le bio pouvoir au nazisme, c’est refuser (de considérer) combien dans le monde occidental, cette logique avait gagné les esprits. » (7)

Pendant la Première Guerre mondiale, un seuil a été franchi.

Tout ce qui empêche la survie ou la domination de la race doit être éliminé, anéanti, exterminé. Certes ce n’est pas nouveau. Les récits des guerres en attestent depuis l’antiquité. Pas nouveau l’instinct de supériorité de ce peuple qui conquiert cet autre pour en tirer profit. L’esclavage et la sauvagerie des guerres coloniales contre les indigènes en témoignent. La totalisation de la guerre, on en a discerné même quelques jalons pendant ‘’La guerre de Sécession’’ aux USA. Mais un seuil a été franchi lors de la Première Guerre mondiale qui « a fait deux fois plus de morts (9 millions de tués) que tous les conflits d’importance survenus entre 1790 et 1914, fait remarquer Georges Bensoussan (8). A titre de comparaison, la campagne de Russie menée en 1812 par Napoléon aurait entrainé la mort de près de 400.000 hommes, la guerre franco-allemande de 1870-1871 aurait fait près de 140.000 victimes chez les Français et 45.000 environ chez les Allemands. […] La Grande Guerre, dit-on, aurait ouvert le chemin du meurtre de masse, voire la tuerie industrielle. L’usage des gaz, pour la première fois, et le génocide arménien datent de cette guerre. Antoine Prost et Jay Winter vont jusqu’à s’interroger dans un livre récent (9) : ‘‘Auschwitz était-il pensable sans Verdun’’ ? ». Pour autant, prévient Georges Bensoussan, « … si on peut repérer tout du long de mille signes annonciateurs d’un évènement, en prêtant, par exemple, à la Grande Guerre un caractère exterminateur […] Toutes les analyses s’accordent pourtant à considérer […] que l’objectif de la victoire s’efface devant le souci d’anéantir l’adversaire. » (10)

« Nous faisons une guerre d’assassins »

Les signes annonciateurs ne tiennent pas seulement à l’ampleur du désastre mais aussi à la manière de faire la guerre. « La tuerie industrielle aurait mis en lumière un processus de dévalorisation de la vie humaine. (11) […] Ce n’est plus seulement la vie qui a été anéantie, mais la notion même de personne humaine. […] La mort elle-même a été avilie (12) fait remarquer Georges Bensoussan. Il rappelle qu’en France, moins de 700 000 cadavres sur plus de 1 400 000 morts furent identifiés ; 240 000 dépouilles seulement furent rendues aux familles. Et de citer Jules Isaac (13) : « […] Guerre féroce ! Les anciens, qui dans leur cœur étaient moins barbares que nous, ne manquaient pas d’enlever leurs morts : les trêves étaient fréquentes. Nous faisons une guerre d’assassins. (Lettre à son épouse datée du 3 octobre 1915) […] La vie que nous menons nous rends durs, elle nous ramène à une mentalité primitive, sauvage, où l’instinct domine avec violence (Lettre du 1er janvier 1916) ». Et Jules Isaac fait ce constat d’une grande perspicacité : « les hommes passés au front sont marqués d’un signe, écrit-il, ce n’est plus la même humanité (juillet 1916). […] Je ne sais où nous allons mais je m’effraie de penser parfois que cette guerre n’est pas une fin mais un commencement et le prélude de cataclysmes plus épouvantables encore. Jamais les puissances du mal n’ont été pareillement déchaînées ; elles ne s’arrêteront pas en si beau chemin’’ (18 septembre 1916). » (14)
L’avenir lui a donné raison. Il ne manque dans son pronostic que la persécution et le génocide des juifs dont il était. Et peut-être aussi le raffinement des méthodes des meurtres de masse perpétrés par les nazis en Europe et en Asie ; ce qui a fait dire à Malraux que cette fois « L’homme avait donné des leçons à l’enfer ». Selon des rescapés eux-mêmes, cet enfer était indicible. Comment pouvait-il alors être pensable pour l’historien Jules Isaac des tranchées ?

L’idéologie fasciste, avant 1914 et après 1945. Une crise de civilisation.

Les Alliés, en 1945, ont certes terrassé militairement « la bête immonde » (B. Brecht) mais il fallait être peu clairvoyant pour penser en avoir fini avec cette l’idéologie. Elle est née bien avant la Première Guerre mondiale et elle n’est pas morte avec la Seconde. Le général De Gaulle avait mis en garde dès novembre 1941, à Oxford. « Il se produit une sorte de mécanisation générale dans laquelle, sans un grand effort de sauvegarde, l’individu ne peut manquer d’être écrasé, dit De Gaulle. D’autant que les masses loin de répugner à une telle uniformisation, ne laissent pas au contraire d’y pousser et d’y prendre goût. Or c’est dans ces tendances nouvelles que les dictateurs ont cherché et trouvé le succès de leur doctrine et de leurs rites. Il s’agit, poursuit-il, d’ une crise de civilisation. Cette civilisation (la nôtre), qui tend essentiellement à la liberté et au développement de l’individu, est aux prises avec un mouvement qui ne reconnaît de droits qu’à sa collectivité raciale ou nationale. […]…. Si complète que puisse être un jour la victoire des armées, […], rien n’empêchera la menace de renaître plus redoutable que jamais si le parti de la libération, au milieu de l’évolution imposée aux sociétés par le progrès mécanique moderne, ne parvient pas à construire un ordre tel que la liberté, la sécurité, la dignité de chacun y soit exaltées et garanties, […] au point de lui paraître plus désirables que les avantages offerts par son effacement. On ne voit pas moyens d’assurer en définitive le triomphe de l’esprit sur la matière, car, en définitive, c’est bien de cela qu’il s’agit ». (15)

Un avertissement !

Antoine  POLETTI. 05.02.2014

(1) Julien Benda. « La trahison des clercs ». Ed. Les cahiers rouges. Grasset. 1975. Pp. 116, 117
(2) Dans une publication clandestine, le philosophe communiste Georges Politzer, en janvier-février 1941 lui fait une réponse argumentée. Une publication en a été faite par les Editions sociales dans « Ecrits ». T. 1 La philosophie et les mythes. Ed. 1969. Pages 315 et suivantes.
(3) Dans ce même courant de pensée des anti-Lumières et de la Révolution française s’inscrit, en Corse, durant l’Entre-deux-guerres, le Partitu Corsu per l’Autonomia. Le 10 mai 1928, dans son journal A Muvra, dirigé par Petru Rocca, on peut lire que « …nous autres Corses (qui) sommes les plus grandes victimes de l’esprit de 89 ! L’assimilation et l’égalitarisme révolutionnaire nous ont valu des maisons en ruines, des villages déserts, la malaria et les nombreuses guerres que l’œil sanglant du jacobinisme a déchaîné sur le monde »
(4) En Allemagne la Révolution a eu aussi ses illustres et zélés défenseurs : Goethe, Marx, Heine, Kant et tant d’autres.
(5) L’historien Zeev Sternhell a montré comment s’est opérée la synthèse nationale socialiste durant la seconde moitié du XIXème siècle et comment elle a séduit nombre d’intellectuels.
« La droite révolutionnaire. Les origines du fascisme français ». Ed. Du Seuil. 1978.
« Maurice Barres et le nationalisme français ». Ed. Complexe  1972.
« Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France ». Folio Histoire. 4ème édition en 2012
(6) « Europe, une passion génocidaire ». Georges Bensoussan. Ed. Mille et une nuits. Février 2006.p. 227
(7) Ibid. p.171
(8) Ibid., pp 45,46.
(9) « Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie ». Le Seuil. Points-Histoire. 2004. P. 286
(10) « Europe, une passion génocidaire ». Georges Bensoussan. Op. cit. p. 65
(11) Ibid., p. 46
(12) Ibid., pp 65
(13) Cité par G. Bensoussan dans « Europe, une passion génocidaire » Ibid., p.46 : Jules Isaac. « Un Historien dans la Grande Guerre. Lettres et carnets 1914-1917 ». Ed. Arman Colin p. 143
(14) Cité par G. Bensoussan. Ibid., pp 72, 73. Jules Isaac. Ibid. P.143.
(15) Extrait d’un discours prononcé à Oxford le 25 novembre 1941. Cité par Paul-Marie de la Gorce. « De Gaulle Ed. Perrin 1999. Pp 673, 674.

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