Dans une étude très documentée publiée dans la revue «Études corses »1« Etudes corses ». n° 72. Juin 2011. Ed. ALBIANA/ACSH, intitulée « Heureux comme Juifs en Corse » ? Autour d’un projet d’immigration agricole juive dans la Corse des années 30, l’historien Jérémy GUEDJ traite d’un projet méconnu. C’est en effet « autour » de ce projet dont il est question dans cette étude, parce qu’aussitôt né dans les sphères du pouvoir en 1933 il a été enterré et n’a eu qu’un lointain et sourd écho dans l’opinion lorsqu’il fut révélé cinq ans plus tard par le New York Herald.
« Autour », en ce sens que l’auteur analyse le contexte historique dans lequel il a surgi : celui de l’avènement d’Hitler au pouvoir début 1933 provoquant l’afflux de milliers de réfugiés politiques ou raciaux dont le gouvernement français ne sait que faire ; « Autour », parce que l’auteur s’interroge sur les raisons qui ont présidé au choix de la Corse pour les accueilir et sur les raisons aussi de l’abandon du projet, mort-né ; « Autour », parce que Jérémy Guedj resitue cet épisode du « projet corse » dans le long terme des relations entre les Corses et les Juifs avant (à partir de Pascal Paoli) et après les années trente, jusqu’à la période contemporaine marquée par la demande (refusée par Yad Vashem) de la reconnaissance de « La Corse, île Juste ».
QUE FAIRE DE CES ÉTRANGERS ET DE CES JUIFS RÉFUGIÉS ?
Printemps 1933, Hitler arrive au pouvoir. C’est dans l’urgence que le gouvernement français doit faire face à cet afflux de réfugiés venus d’Allemagne (25.000 pour la seule année 1933). C’est donc dans la précipitation que naît « Le projet corse » comme le révèle le compte-rendu d’une commission ministérielle ad hoc à laquelle participe un dénommé Santoni, administrateur des colonies, présent le 23 octobre 1933, qui a sans doute usé de son influence pour ce choix alors qu’initialement l’implantation de colonies juives était prévues aussi dans le Sud-Ouest, l’une et l’autre région manquant de bras pour l’agriculture et offrant des terres inexploitées.
La Corse présentait bien des atouts, parmi lesquels l’indifférence des Corses à l’antisémitisme écrit Jérémy Guedj. Pourtant, malgré la « …conjonction de paramètres favorables (…) le projet corse demeura lettre morte ». On remarquera que l’auteur ne fait pas mention de l’insularité qui aurait pu aussi dicter le choix de la Corse plutôt que le Sud-Ouest de la France, l’île offrant l’avantage d’un plus facile contrôle de cette population étrangère qui n’était pas la bienvenue pour tout le monde, et avait suscité une montée de la xénophobie2La France des années 30. Tourments et perplexités. Eugen Weber. Ed. Fayard 1994. Chapitre IV. « Les étrangers » pp 123 à 151. Cela a peut-être compté dans le choix de la Corse.
POURQUOI LE PROJET FUT MORT-NÉ ?
La réponse à cette question n’est pas aisée souligne l’auteur. Selon lui, il y eut bien « une infime poignée d’individus qui acceptèrent le voyage [en Corse] mais s’en retournèrent aussitôt » (…). L’échec fut total, soit que l’entreprise fut mal conçue, soit par suite de la mauvaise volonté des intéressés. (…).» Le Conseil général de la Corse eut à en connaître. Une note d’un rapport de la Préfecture de police de Paris daté du 11.07.1934 fait état aussi de l’accord des radicaux Landry et Campinchi ainsi que de l’opposition du député de droite François Pietri. Pour Jérémy Guedj, «Une chose est cependant sûre : si l’affaire demeure floue, il ne fallait pas semble-t-il, voir dans le refus d’accueillir les Juifs une quelconque marque d’antisémitisme ou de méfiance à l’égard des Juifs, a fortifiori de la part de François Pietri » qui était philosémite écrit Jérémy Guedj. Et il s’ensuit, un chapitre consacré aux relations corso-juives dans lequel il resitue l’épisode du « projet corse ».
LES CORSES ET LES JUIFS
« La place occupée par les Juifs dans l’histoire de la Corse et dans l’imaginaire de sa population n’a assurément aucune commune mesure avec leur faible nombre dans l’île ». Quatre Juifs à Bastia en 1845, quelques dizaines dans l’entre-deux-guerres. Alors, les Corses sont-ils philosémites ? antisémites ? On ne pourrait faire qu’une vaine réponse à cette question selon Jérémy Guedj. En tous cas, ni la nomination d’un procureur général juif, Gustave Emmanuel Bedarrides en 1862, ni la nomination d’un préfet juif, Gustave Naquet en 1871, n’ont fait problème. D’où Jérémy Guedj infère d’«une indifférence bienveillante» des Corses à l’égard des Juif, confirmée par l’accueil fait en Corse aux 747 réfugiés juifs arrivés le 14 décembre 19153Une escale tourmentée. Juifs palestiniens en Corse (1915-1920) par Florence Berceot, dans la revue Fora n° 4, de l’été-automne 2008, intitulée «Corses et Juifs », pp. 44 à 47. Entre ces deux dates, au tournant du siècle, il y a eu l’affaire Dreyfus, dont l’étude ne parle pas, peut-être parce que, selon Ange Rovere et Jean-Paul Pellegrinetti, elle n’a suscité que « quelques réactions isolées »4La Corse et la République, la vie politique de la fin du second Empire au début du XXI ème siècle. Jean-Paul Pellegrinetti et Ange Rovere. Ed. Seuil. p. 168.
Mais dans les années 30, peut-on encore qualifier d’ « indifférence bienveillante » l’attitude des Corses pris globalement ? N’auraient-ils subi aucune influence de la presse du magnat de la presse, François Coty, par ailleurs parfumeur et maire d’Ajaccio de 1931 à 1934 ; François Coty qui mena campagne contre l’accueil en France du Juif Einstein quand ce dernier s’était réfugié en France. Et était-elle sans effet sur l’opinion insulaire la presse du Partitu Corsu Autonomistu, en l’occurrence « A Muvra » de Petru Rocca dont Jérémy Guedj fait remarquer que son antisémitisme « semblait davantage ressortir du rejet global de l’Autre, de ce qui n’était pas corse ». Dans ces années 30 ce n’est pas une particularité corse : l’étranger et le Juif (avec le bolchevique et le franc-maçon) sont confondus dans le même rejet. Pour autant, ça reste de l’antisémitisme. Pas sans effets non plus le Bulletin diocésain de l’Église de Corse qui distillait le poncif du peuple déicide5« Expulsés des pays qui ont à se plaindre de leur néfaste ingérence dans les affaires publiques, ils s’en iront dans des pays où ils ne sont pas connus et qui ne connaissent pas encore Notre Seigneur Jésus-Christ. Mais là, ils ne pourront pas cacher leur étrange et navrante histoire. Ils prépareront ainsi la voie aux missionnaires catholiques qui viendront prêcher l’Evangile […]. Peut-être que la persécution actuelle est venue parce qu’ils commençaient à trop s’identifier avec les peuples au milieu desquels ils vivaient et qu’ils étaient en train de perdre leur originalité ; alors Dieu a permis qu’ils fussent ramenés durement à leur destinée : « Erunt vagi… » Ils iront vivre sous d’autres cieux, là où dieu juge que leur présence est nécessaire pour rendre témoignage à son fils qu’ils ont crucifié. Mais Jérémy Guedj a raison quand il met en garde contre les amalgames : « Il convient de se garder d’un grave écueil » qui consisterait à lier intrinsèquement autonomisme et antisémitisme, philosémitisme et corsitude». Comme il serait faux de lier corsitude et irrédentisme, corsitude et collaboration ; ce serait méconnaître l’éclatement survenu dans ces années 30 entre les corsistes irrédentistes et ceux qui ont récusé les prétentions annexionnistes de Mussolini, allant même pour nombre d’entre eux jusqu’à s’engager dans la Résistance, comme Simon Vinciguerra. Mais qu’elle émane des corsistes ou d’autres, est-il possible que la propagande antisémite ait eu si peu d’influence sur l’opinion ? alors que la Légion française des combattants a pu recruter en Corse jusqu’à 18.000 adhérents6L’ambivalence patriotique : la Corse légionnaire » Hélène Chaubin dans la revue « Annales du Midi », revue de la France méridionale, tome 116, n° 45. Janvier-mars 2004. Ed. Privat. p. 81, alors que son président, Joseph Darnan, invitait à combattre : « la dissidence gaulliste, le bolchevisme, la lèpre juive, la franc-maçonnerie païenne ». Et cette politique était déclinée en Corse par « Le billet de la Légion », repris par « Bastia-Journal » le 27 avril 1941 qui fait des opposants au régime de Vichy, des « …égarés manœuvrés par ces juifs qui rêvent d’un paradis perdu, le leur, et qui fut pour nous un enfer (…) ». Certes « L’antisémitisme est une constante dans la propagande légionnaire, mais fait remarquer Hélène Chaubin, il ne mobilise pas l’opinion7L’ambivalence patriotique : la Corse légionnaire » Hélène Chaubin dans la revue « Annales du Midi », revue de la France méridionale, tome 116, n° 45. Janvier-mars 2004. Ed. Privat. p. 86. Donc il y aurait bien, toujours, un décalage avec l’opinion. Plus ou moins important selon les périodes. C’est, dit Jérémy Guedj en conclusion de son étude, qu’il existe de « riches, complexes et méconnues relations qui [les] unissent [Corse et juifs] ». Il en a tenté une esquisse et invite à poursuivre les recherches sur le sujet qui ne s’accommode pas des simplismes qui fleurissent souvent dans l’actualité en Corse.
Antoine POLETTI
LIENS : Le sort des Juifs en Corse. Hélène Chaubin.
Aider le Mémorial de la Shoah sans s’auto-encenser – ANACR 2A (resistance-corse.asso.fr)