Voici un ouvrage (1) qui comble l’une des lacunes les plus regrettables de l’historiographie de la Deuxième guerre mondiale. La signature de Jean-Louis Panicacci est une garantie de qualité : président des Amis du musée de la Résistance azuréenne, docteur en histoire, maître de conférences honoraire à l’Université de Nice, Jean-Louis Panicacci est un chercheur exigeant, dont la curiosité intellectuelle est inlassable. Après avoir publié en 1989 aux éditions Serre Les Alpes-Maritimes de 1939 à 1945 (tiré d’une thèse d’Etat), et en 2002 Lieux de mémoire de la deuxième guerre mondiale dans les Alpes maritimes, il offre aujourd’hui une synthèse sur les modalités de l’emprise italienne, qui concerna 11 départements, dont les deux départements corses. Dans la préface, Jean-Marie Guillon parle de « l’ignorance ou de la sous-estimation dans laquelle était tenue et reste tenue l’occupation italienne en France »
Par Hélène Chaubin (2).
Les lecteurs corses seront satisfaits de voir cette période cruciale de leur histoire mise en perspective par un historien qui non seulement dispose d’une riche bibliographie tant italienne que française, mais qui a su aussi retourner aux sources primaires, aux centres d’archives de l’Italie et de la France. Le livre contient trente-quatre pages de photos et soixante pages d’annexes : textes officiels, extraits de presse, témoignages d’acteurs comme le général Magli. Deux index sont consacrés aux noms de lieux et de personnes. Au début du livre, la liste des sigles -peu connus- qui concernent la zone d’occupation italienne est sensiblement différente des listes qui valent pour les zones d’occupation allemande.
Les trois périodes de l’occupation.
Jean-Louis Panicacci distingue clairement l’ « occupation limitée » qui va de juin 1940 à novembre 1942 de l’« occupation généralisée » du 11 novembre 1942 au 25 juillet 1943. Il consacre une troisième partie à la phase brève mais intense du repli italien induit par la chute de Mussolini le 26 juillet et close par l’armistice de Cassibile et le renversement d’alliance.
Sur l’ensemble de l’ouvrage, Jean-Marie Guillon souligne l’intérêt d’une étude qui reprend « la représentation lénifiante » de l’occupant italien comparé à l’occupant allemand et qui fait une analyse fine des rapports évolutifs entre les populations du sud-est, les immigrés italiens et les troupes d’occupation.
Il faut rendre hommage au travail de précision de l’historien sur la première période, si mal connue : le sort des habitants des 84 097 hectares occupés en juin et la situation ambiguë de la zone de contrôle d’armistice qui englobait la Corse et qui allait, sur le continent, jusqu’à Avignon et Marseille. La Corse faisait partie des « revendications territoriales prioritaires ». C’était l’époque des appétits irrédentistes difficilement dissimulés, des plans secrets d’annexion, de la propagande fasciste dont Menton était la vitrine.
Dans la précipitation, dès le 10 novembre 1942, Mussolini, soucieux de mettre les Allemands devant le fait accompli, ordonna aux forces italiennes d’avancer jusqu’au Rhône et d’opérer sans attendre un débarquement en Corse : le VII° corps d’armée, 800 carabiniers et 8 bataillons de Chemises noires envahirent l’île. Ainsi commença une occupation de plus en plus pesante qui dura jusqu’à l’annonce de l’armistice de septembre 1943. Sur l’occupation des départements continentaux, Jean-Louis Panicacci fournit d’intéressantes précisions concernant par exemple le niveau des pillages et la main mise des Italiens sur des unités rescapées du sabordage de la flotte française à Toulon. Quant au traitement des juifs c’est l’un des marqueurs des différences entre les deux occupations. Les Italiens ménagent les juifs, plus peut-être par pragmatisme que par humanisme, mais la question est complexe et il y a là un réel écart, tant avec la politique allemande qu’avec celle de Vichy.
Rébellions et Libération.
Plusieurs camps d’internement avaient été ouverts où, sans jugement, pouvaient être détenues des personnes indésirables en raison de leurs convictions : Sospel, Embrun, Modane, et, pour les Corses, Prunelli-di-Fiumorbu et Albereto dans l’Ile d’Elbe.
Partout, l’italophobie, stimulée depuis novembre 1942 par la présence de troupes qui s’étaient imposées sans avoir remporté de victoires, s’exprima désormais de façon violente : ce furent, dans les Alpes maritimes, des actions contre des éléments de la communauté italienne immigrée, et en Corse contre des indicateurs de l’OVRA, puis contre des militaires : en ce domaine, après la tragique affaire de la Brasserie nouvelle et des attaques contre des patrouilles « la Corse arriva en tête des attentats meurtriers avec 16 tués et 7 blessés devant les Alpes-Maritimes (2 tués et 9 blessés) et l’Isère (3 tués et 6 blessés) ». Les Tribunaux militaires italiens jugeaient les maquisards et aussi les agents de la France libre, sous inculpation d’espionnage. Le tribunal de la IV° Armée siégeait à Breil-sur-Roya, celui de la VII° Armée à Bastia. La répression judiciaire italienne ne cessa pas avec la chute de Mussolini. Elle fut plus dure en Corse que sur le continent. À Breil, les peines s’allégèrent sauf pour les FTP-MOI transalpins (encore 5 condamnations à mort le 22 août) ; à Bastia, où il semble que le général Magli, qui ne transmettait pas les demandes de grâce, ait voulu un durcissement, on sait que Pierre Griffi fut exécuté le 18 août, Jean Nicoli, Michel Bozzi et Joseph Luiggi le 30 août.
Jean-Louis Panicacci a observé après le 26 juillet 1943 « une détente incontestable dans les relations entre les autorités respectives, mais aussi entre occupants et occupés, Corse et Haute-Savoie exceptées ». Mais des unités allemandes arrivaient : en Corse à partir de juin, et en Haute-Savoie le 9 août. La IV° Armée amorçait un retrait progressif. Elle invita les juifs qui avaient été assignés à résidence forcée en Haute-Savoie à rejoindre Nice sous la protection des Italiens. Dans les premiers jours de septembre, alors que l’armistice avait été signé le 3, les commandants d’armée ne furent pas tenus au courant par Badoglio si bien que la diffusion de la nouvelle, le soir du 8, généra des départs précipités et quelques affrontements armés entre les anciens alliés. Dans son ouvrage consacré aux Alpes-Maritimes, Jean-Louis Panicacci a étudié « la grande rafle », la chasse aux Juifs qui a suivi l’arrivée des Allemands et les efforts de la résistance pour les sauver de la déportation. Les arrestations de juifs refugiés durèrent jusqu’en juillet 1944. Cette période de l’occupation italienne dans le sud-est français nourrit la réflexion sur le rapport des Italiens à la situation des juifs (voir le livre de Marie-Anne Matard-Botucci sur L’Italie fasciste et la persécution des juifs). Il faut discerner dans leurs comportements la part spécifique du fascisme, celle d’un double jeu opportuniste, mais celle aussi d’une très ancienne culture humaniste. L’image des Italiens a longtemps souffert, surtout en Corse, de la mémoire cette période. Mais que dire de celle des Allemands aux lendemains de l’occupation ?
Dans la Corse insurgée dès l’annonce de l’armistice – un cas particulier que reprend Jean-Louis Panicacci –, la « cobelligérance inattendue » pose la question de la part paradoxale des Italiens dans la libération de la région. Ils ont eu plus de tués que les soldats de l’opération « Vésuve », et que les patriotes corses. La thèse de leur participation à la libération de Bastia est validée mais pas celle de leur arrivée en ville avant tous les autres combattants. Jean-Louis Panicacci cite le général Magli qui revendique pour ses hommes la création de la base aérienne anglo-américaine en Corse, un propos qu’il convient de nuancer.
On trouvera dans l’épilogue du livre de très intéressantes informations sur le devenir des représentants locaux du gouvernement de Vichy, des résistants, corses et continentaux détenus en Italie, des officiers supérieurs italiens arrêtés par les Allemands comme le général Stivala commandant de la Défense de Bastia, des juifs rattrapés dans les vallées alpines et déportés, ou encore de personnalités comme le banquier italien Angelo Donati qui, dès 1940, de Nice, a usé de toute son influence pour secourir les juifs.
Nous disposons donc désormais d’une étude très fouillée sur une occupation longtemps assez méconnue, sur une société composite d’occupants, d’occupés et de réfugiés, avec un quotidien tissé de petits faits burlesques ou tragiques. Certes, il reste toujours des zones d’ombres que ne pourraient éclairer que de nouvelles archives venues du monde du Renseignement, mais grâce au travail d’orfèvre de Jean-Louis Panicacci, la recherche vient de connaitre une réelle avancée.
Hélène CHAUBIN
(1) Presses universitaires de Rennes, 439 pages, 22 euros.
(2)Hélène Chaubin, correspondante en Corse du Comité d’Histoire de la Seconde Guerre mondiale, de l’Institut d’Histoire du temps présent et du Centre d’histoire sociale du XXe siècle, est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment La Résistance en Corse.