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Archives : éditoriaux Des hommes ordinaires (Christopher R. Browning)

25 mars 2010
Les hommes du 101ème bataillon de réserve de la police allemande étaient des hommes ordinaires qui firent preuve d’une extraordinaire inhumanité. « J’obéissais aux ordres ». Depuis le cercle des intimes d’Hitler dans les hautes sphères du pouvoir jusqu’aux exécutants au bas de l’échelle hiérarchique de l’appareil nazi, tous ont invoqué ce leitmotiv pour tenter de s’exempter de leur responsabilité dans les crimes commis par le 3ème Reich. Christopher Browning, retraçant le parcours des hommes du 101ème bataillon démontre le contraire dans son livre « Des hommes ordinaires » *. « Ceux qui ne voulaient pas tuer des êtres humains de leurs propres mains ou en étaient incapables -écrit-il- pouvaient très bien y échapper. On n’exerçait aucun contrôle tant soit peu strict. ».

 

« Journal de marche » d’une unité de la police régulière allemande entre l’été 1942 et l’automne 1943 reconstruit, analysé, interprété par un historien de métier. Le bataillon 101 était une formation de la police régulière constituée de 500 hommes, sorte de gendarmerie urbaine, ils furent intégrés à l’arrière des troupes qui occupaient la Pologne, pour faire le nettoyage au fur et à mesure de leur avancée. Cette unité a fait l’objet d’une enquête en Allemagne dans les années soixante, les peines prononcées paraissent dérisoires au regard des crimes commis : responsabilité directe ou indirecte de la mort de 83 000 juifs et quelques centaines de civils polonais.

Le langage codé est un des signes distinctifs au moyen duquel la solution finale se dissimule à elle-même sa propre réalité. Le bataillon 101 a été employé dès 1940 pour réinstaller des milliers de familles polonaises évacuées de zones que les nazis voulaient rendre ethniquement pures. Nous sommes habitués à ces personnages que Primo Levi appelles les « apôtres noirs », nous sommes habitués à l’ « Ordre noir » des SS mais les hommes du bataillon 101 venaient de couches modestes, prolétariennes, des hommes d’âge mûr qui ont laissé derrière eux femmes et enfants, tous originaires de la ville de Hambourg connue pour être l’une des villes les moins nazifiées d’Allemagne En bref ils étaient des « hommes ordinaires ».
En septembre 1939 il est l’un des premiers bataillons à envahir la Pologne. A partir de juin 1940 il exécute des « actions de réinstallation » pendant cinq mois afin de « germaniser » ces régions nouvellement annexées. De mai 1941 à juin 1942 le bataillon subit un entrainement intensif. En quatre mois 59 convois emportent, vers l’est, 53 000 juifs et 5 000 tziganes du Reich qui seront soit immédiatement massacrés, soit enfermés dans des ghettos. « La solution finale de la question juive en Europe »décidée par le Führer pendant l’été 1941 se met en place à l’automne sur trois sites. Le gazage à grande échelle commence. Mais les déportations ne constituent qu’un volet du vaste programme de déplacement du judaïsme en Europe centrale.
C’est le 20 juin 1942 que le bataillon reçoit des ordres écrits concernant une « action spéciale » dont l’objet n’est pas précisé. Ce n’est que vers le 11 juillet que l’état-major informe le commandant Trapp de la mission ; la rafle de 1 800 juifs du village de Jozefow. Les « mâles » en âge de travailler prendront le chemin des camps, tous les autres seront abattus sur place, sans autre forme de procès. Le comble est que le choix leur a été offert ; l’un des participants témoigne « ceux qui ne voulaient pas tuer des êtres humains de leurs propres mains, ou en étaient incapables pouvaient très bien y échapper. On n’exerçait aucun contrôle tant soit peu strict. » En juillet 1942, à Jozefow, le commandant Trapp a donné le choix à une fraction de ses hommes. Ils pouvaient, s’ils avaient des scrupules, ne pas participer au massacre. Selon une estimation optimiste 15% des hommes ne participèrent pas ou peu aux crimes.
La tuerie de Lomazy, le 17 août 1942, est le deuxième massacre à grande échelle (1 700 juifs) perpétré par les hommes du 101ème bataillon de réserve de la police. Il diffère cependant de celui de Jozefow sur plusieurs points significatifs. Il y eu d’abord plus de tentatives d’évasion, le travail des tueurs fut incomparablement plus efficace et tous les vêtements et objets de valeur ont été ramassés. La déportation de 11 000 juifs de Miedzyrzec à Tréblinka les 25 et 26 août a laissé des traces profondes dans l’esprit des policiers du bataillon comme étant la plus importante opération de déportation du bataillon. Les juifs de Miedzyrzec n’ont pas marché « comme des moutons » à l’abattoir. Ils y ont été menés avec une férocité et une brutalité presque inimaginable par les membres du 101ème bataillon de réserve. La tuerie est « justifiée » comme une mesure de dissuasion destinée à renforcer la sécurité des troupes allemandes.
Avant fin septembre 1942, le 101ème bataillon a participé au meurtre d’environ 4 600 juifs et 78 polonais et aidé à la déportation de près de 15 000 juifs vers Treblinka. La forme la plus commune de la « chasse aux juifs » était, la petite escouade patrouillant en forêt mais bien des polonais fournissaient spontanément des renseignements permettant leur arrestation, les policiers suivaient leur guide polonais.
Que les policiers se soient progressivement endurcis, on le voit à leur comportement après les séances de tir. Leur sensibilité s’était émoussée. Ceux qui ne voulaient pas aller à la « chasse aux juifs » ou participer aux pelotons d’exécution se comportaient de trois manières différentes tout en ayant la même ligne de conduite : ils ne faisaient pas mystère de leur antipathie que leur inspirait la tuerie, ne se portaient jamais volontaires, gardaient leurs distances lorsqu’on formait les équipes de « chasseurs » ou de tireurs.
Seule une minorité de non-conformistes a su se ménager un enclos, sans cesse menacé, d’autonomie morale. En s’imposant un comportement atypique et en mettant au point des stratégies d’esquive, ceux-là ne se sont jamais mués en tueurs. Cette « chasse aux juifs »a constitué une phase importante et statistiquement significative de la Solution finale car ce n’était pas un évènement épisodique. C’était une campagne tenace, sans rémission ni répit, dans laquelle les « chasseurs » traquaient et tuaient leur « proie » en une confrontation directe et personnelle. Loin d’être une phase passagère, c’était une condition essentielle de volonté et de constante disponibilité à tuer jusqu’au dernier juif survivant.
La responsabilité humaine est en définitive du domaine de l’individu.

Maryse Georges

* Christopher R. Browning. "Des hommes ordinaires. Le 101eme bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne. Ed. Texto

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