Le grand historien Francis Pomponi, « L’historien des espaces insulaires de Méditerranée occidentale » est décédé le 4 septembre 2021, à l’âge de 82 ans. Ses conférences réservées pour les colloques organisés par l’ ANACR 2B, ont été publiées sur ce site de l’ANACR 2A. (Voir les liens en note fin). En revanche, n‘avait pas été publiée sur le site, celle du colloque du 3 octobre 2013, à Bastia.
La construction mémorielle de l’épisode historique qui retient ici notre attention, en forme de programme plus que de résultat de recherche, s’est faite et s’est transmise à partir de la résistance intérieure – essentiellement, mais pas exclusivement, celle du Parti communiste et du Front national – et, parallèlement, de la résistance extérieure des Forces françaises libres et de l’armée (FFL et armée régulière) venues d’Afrique du Nord en septembre 1943, mémoire gaulliste surtout, récupératrice de la mémoire militaire et, à un moindre titre, de la mémoire giraudiste de l’évènement. Cet état est pour l’essentiel conforme à ce qu’on trouve à l’échelle nationale (« entre les communistes et nous, il n’y a rien » disait Malraux) … avec des traits particuliers dus au milieu et aux circonstances locales, dont précisément la mémoire giraudiste, éphémère, mais qui apparaît comme une spécificité corse. Sous ses différentes formes, cette mémoire est hagiographique et fonctionnelle, les deux courants dominants étant tantôt complémentaires, tantôt rivaux, avec plus ou moins d’intensité suivant des enjeux du moment.
Mémoire PC/FN
Pour les communistes, au lendemain de la Libération, et donc dès octobre 1943 s’agissant de la Corse, ce fut un moyen plus ou moins délibéré de conforter et de valoriser le rôle hégémonique et fédérateur qu’ils avaient tenu contre l’occupant italien et le régime de Vichy et de tirer parti du noyautage du Front national dont ils tendaient à assimiler les membres à l’ensemble du « peuple corse ». C’était aussi pour eux une justification pour légitimer le passage à la deuxième étape du processus « libérateur » : la révolution politique et sociale en grande partie déjà inscrite dans le programme national du Conseil National de la Résistance, en attendant « les lendemains qui chantent »… qui ne verront jamais le jour. Cette construction mémorielle passe par l’entretien et la mise en forme du « souvenir » autour de la galerie des « martyrs », militants ou proches compagnons du « parti » en Corse – mais aussi sur le continent (Gabriel Peri et Danielle Casanova) – dont il est dit qu’ils ont sacrifié leur vie pour un monde meilleur et, localement, pour une Corse heureuse, juste et prospère. Dans Le Patriote et Terre corse, principaux organes de presse de cette résistance intérieure, l’évocation glorificatrice des exploits ou des sacrifices de ces figures de la Résistance prend très tôt une forme répétitive et contribuera d’année en année à ancrer l’image du héros dans la mémoire collective.
Ainsi prennent forme, sur la base de témoignages oraux, des fiches mémorielles et « émotionnelles », plus ou moins détaillées et auréolées, occasionnellement enrichies mais peu renouvelées, qui nourriront rituellement jusqu’à nous jours les discours prononcés par les « camarades », mais aussi par les autorités, à l’occasion des anniversaires de la mort tragique de ces personnages emblématiques ou des grands moments commémoratifs de la Résistance et de libération de la Corse. Le calendrier mémoriel de la résistance intérieure s’ordonnance autour de dates liées aux événements-repères tels que la première mission Pearl Harbour de décembre 1942, l’accrochage malheureux de La brasserie nouvelle en mai de l’année suivante où les patriotes Giusti et Mondoloni trouvèrent « la mort tragique », les obsèques du cheminot Frediani, l’arrestation et l’exécution de résistants en juillet et août et enfin la libération de la Corse célébrée le 9 septembre, date de la déclaration de l’insurrection, plus valorisante pour « le parti » et les dirigeants du Front national que celle du 4 octobre où les goumiers de l’armée d’Afrique pénétrèrent en vainqueurs dans Bastia libérée de la présence allemande. Ce calendrier a été comme officialisé par les associations ou groupements issus de la résistance intérieure, institutionnalisés après la guerre et habilités de fait ou de droit (il faudrait y regarder de près) par les instances étatiques (délégations ministérielles puis offices des anciens combattants). « A la manœuvre » dans les diverses manifestations mémorielles, les communistes et les anciens du Front national qui pesèrent de tout leur poids dans les structures « en charge du souvenir », avec une tendance progressive à s’ouvrir à la commémoration de patriotes et de mouvements minoritaires non intégrés dans le courant dominant de la résistance intérieure. L’histoire de ces instances mériterait d’être mieux connue localement, y compris pour l’Association Nationale des Anciens Combattants de la Résistance dont l’extension aux « amis de la Résistance » a permis de jeter un pont entre mouvement intérieur et résistance extérieure, sans que s’efface complètement l’enjeu de mémoire sur lequel nous reviendrons.
Plus encore que cette volonté de mainmise sur le calendrier commémoratif, a pesé dans l’élaboration d’une mémoire PC-FN l’investissement « historiel », plutôt qu’historique, de la période de référence. Il est important –nous l’avons dit – dans la presse « partisane » mais il a trouvé sa forme d’expression la plus accomplie dans un ouvrage « commandité » par « le parti » et consacré au récit des événements qui ont marqué la Résistance en Corse. La tâche en revint à Maurice Choury, témoin et acteur des événements de la libération à Ajaccio en septembre 1943, considéré par les responsables politiques du mouvement -dont Arthur Giovoni- comme le plus indiqué pour réaliser cette « mission », en raison de son appartenance au « sérail », de son expérience journalistique et de ses qualités d’homme de plume. Sur la base de nombreux témoignages directs et indirects recueillis à l’initiative et à l’invitation du « parti » qui est intervenu prioritairement auprès de ses militants, Maurice Choury rendit sa copie en 1956, sous la forme d’un ouvrage libellé Tous bandits d’honneur et présenté comme « l’histoire » de la résistance en Corse. Tant que la connaissance de ce passé récent continua à être prioritairement tributaire de témoignages oraux accompagnés certes de documents d’époque, mais en quantité limitée par rapport aux fonds d’archives qui allaient s’ouvrir progressivement, l’ouvrage, au demeurant très utile et bien documenté, fit figure d’histoire officielle pour ne pas dire de « vulgate » de la période. Son succès lui valut trois rééditions dont la dernière date de 2011. Si on y ajoute la bande dessinée Vendetta, à la gloire des résistants insulaires et de facture franchement hagiographique et la transcription cinématographique de Tous bandits d’honneur, nous nous trouvons au cœur de la construction mémorielle de la résistance élaborée et transmise par le PC/FN. Comme cela se retrouve en d’autres départements dans les mêmes milieux, mais moins systématiquement en l’honneur du groupement FN dont la place occupée en Corse n’a pas d’équivalent sur le continent, l’opération tend à privilégier le rôle des « grands » résistants, et tout d’abord ceux qui ont perdu la vie face à l’occupant, morts au combat, torturés et exécutés, là par la Gestapo, ici par la police militaire de l’armée italienne. Si la mémoire de l’action résistante des patriotes qui ont survécu à l’évènement fut plus discrète, ces derniers, une fois décédés, furent régulièrement portés sur l’elenco local des héros de la période. Le point commun de ces différentes évocations de la résistance intérieure -et la Corse n’échappe pas à la règle- est la part belle faite aux actions « militaires », simples accrochages souvent, actions individuelles ou opérations de commando et de sabotage (somme toute assez limitées dans le cas de la Corse) menées contre l’ennemi. On en est encore à la part belle faite à l’histoire-bataille du mouvement.
Mémoire « gaullienne »
Différent a été le processus d’élaboration de la « mémoire gaullienne » de la Résistance en Corse qui répondit aussi à une finalité « fonctionnelle » mais sur un autre registre. Globalement, et à l’échelle nationale, il s’agit, au lendemain de la guerre, de tirer parti de l’engagement du Général et des FFL dans la bataille pour « reconstruire » le pays, le « régénérer » et restaurer la République bafouée puis emportée par le gouvernement de Vichy, la collaboration et l’inacceptable occupation étrangère. L’heure est au rassemblement des Français par- delà les clivages idéologiques qui les opposent sans prétention hégémonique de tel ou tel courant… entendons surtout du courant communiste. France d’abord, le mot d’ordre qui prévaut au sommet d’un pouvoir repris en main avec un gouvernement provisoire présidé par le général de Gaulle doit trouver son application partout sur le territoire. Localement, le potentiel mémoriel gaulliste n’est pas alors en mesure de rivaliser avec le courant FN/PC, mais cette faiblesse est largement compensée par les impulsions insufflées depuis le sommet de l’Etat et par l’engagement personnel du général de Gaulle lui-même, ordonnateur de la mémoire de sa propre geste et de la genèse du mythe gaullien.
Les courants minoritaires qui auraient pu se réclamer du gaullisme et qui n’ont pas été phagocytés par le Front national, les anciens de Combat, de Libération, de Francs-Tireurs ou d’autres qui ont agi seuls ou en ordre dispersé, n’étaient pas en mesure de se regrouper pour « bâtir » une mémoire commune se réclamant prioritairement de « l’homme du 18 juin » et des FFL avec lesquels d’ailleurs ils n’avaient eu que des rapports ténus. Bien que fidèle à l’esprit gaulliste dans un premier temps au lendemain de la Libération, on ne peut pas dire que le mouvement et le journal IVème République, animés par Paul Giacobbi, seul parlementaire corse à ne pas avoir voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, et donc très tôt « en phase » avec le général de Gaulle, aient fait passer le souci de construction mémorielle avant leurs propres préoccupations politiques et cela se confirma très tôt lorsque« le politique », décliné sur un registre ancien, reprit ses droits. Ne pouvant pas compter sur cette force, mais soucieux de préserver à son profit et au nom de cette « certaine idée de la France » qu’il se faisait, ici comme ailleurs, le général de Gaulle se fit le thuriféraire de cette cause dès son premier voyage en Corse, en octobre 1943, tout en rendant hommage à la résistance intérieure locale dont il salua le rôle déterminant aux côtés des militaires de « l’armée libératrice » venue d’Afrique du Nord. Mais le général de Gaulle réserva un sort particulier et symbolique au sacrifice de Fred Scamaroni venu de Londres et débarqué en Corse en janvier 1943, missionné par le BCRA pour tenter d’opérer le regroupement de l’action intérieure sous l’égide du Général. Peu importe que cela n’ait pu se faire et que cette mission se soit tragiquement terminée pour cet illustre représentant des FFL. Observons toutefois que « la fabrique du héros » concernant Scamaroni se fit aussi, parallèlement à cette « investiture gaullienne » par le biais notamment de la mémoire familiale qui a toujours accompagné avec ferveur le cycle commémoratif. Relevons aussi qu’un haut responsable du « service action » de l’Angleterre, l’officier Eric Piquet-Wicks, qui était en liaison étroite avec le BCRA, contribua à ce processus dans un ouvrage hagiographique consacré à Quatre dans l’ombre (1957). Il y réserva, de sa propre initiative et conformément à sa propre sensibilité, une place à Fred Scamaroni parmi les quatre « patriotes français » FFL qu’il avait connus à Londres et dont « le comportement et les aventures typiques illustrent le mieux l’esprit de sacrifice » : les trois autres agents ainsi honorés dans des récits de vie quelque peu romancés n’étaient autres qu’Henri Labit, Pierre Brossolette… et Jean Moulin, de « la plus noble étoffe des héros » !
Rien d’étonnant dès lors que la mémoire gaullienne de la résistance en Corse ait pu essentiellement reposer sur cette figure emblématique, objet de l’attention particulière du Général durant ses années de pouvoir ou simplement d’influence sous la IVème puis sous la Vème République. Alors, différentes initiatives (discours, brochures et inscriptions, inauguration de square funéraire, de monument, baptêmes au nom de Scamaroni d’espaces publics, d’établissement scolaire, ont contribué à entretenir le culte du souvenir. Cette histoire mémorielle reste à faire et peut revêtir un réel intérêt si on la met en corrélation avec les différents moments qui la jalonnent et qui permettent d’en suivre la fonctionnalité, car, comme nous l’avons dit pour PC/FN, la construction de mémoire est inséparable des préoccupations des moments qui suivirent l’évènement. La principale différence de cette mémoire « gaullienne », par rapport à la mémoire de la résistance intérieure, vient de ce qu’elle fut régulièrement animée depuis les sphères du pouvoir central, de Gaulle regnante dans les premiers temps, puis des gouvernements qui lui ont succédé et qui ont pris le relais.
A propos de la mémoire giraudiste
En filigrane, lorsqu’on considère successivement et séparément, comme nous l’avons fait, les champs mémoriels, se profile l’intrication des enjeux de mémoire qui n’a jamais fait à ce jour l’objet d’une étude approfondie. Revenons ici sur la mémoire giraudiste qui n’a pas trouvé la reconnaissance qui lui revenait, faute d’avoir pu suffisamment « jouer des coudes » et se faire une place entre les deux pôles principaux, d’essence communiste et gaulliste. Elle a comme été absorbée par ces deux courants dominants. Or, c’est bien le général Giraud qui, avant même l’élimination de Darlan en décembre 1942, agissant « dans l’ombre » avec les services secrets « officiels » repliés depuis peu à Alger, prit l’initiative de l’opération Pearl Harbour, régulièrement renouvelée par les « descentes » successives du sous-marin Casabianca en divers points du littoral insulaire. C’est sous les ordres du général Giraud que le commandant L’Herminier transforma sa première équipée de haute valeur symbolique en missions-actions de ravitaillement en armes, relayées, toujours depuis Alger et conformément aux instructions du général Giraud, par des parachutages d’armes et de munitions. Quand on pense au déclenchement de l’opération Vésuve en septembre 1943 et au rôle déterminant des forces militaires, bataillon de choc et autres troupes envoyées en Corse pour soutenir l’initiative prise par les résistants de déclencher l’insurrection et à la venue du général Giraud en personne pour faire le point avec le général Magli sur la suite à donner à l’armistice conclu entre les alliés et l’Italie, on ne peut qu’être étonné par la place « seconde », pour ne pas dire secondaire, occupée par la mémoire giraudiste en Corse.
La « réparation » de cet oubli relatif qui est venue provisoirement combler ce vide est due au commandant L’Herminier lui-même qui entreprit de narrer « l’épopée » du Casabianca dont il fut le pacha durant la phase corse de son activité qui s’étend du 15 décembre 1942, date de la première mission du sous-marin, à septembre 1943 où ce même bâtiment transporta à Ajaccio depuis Alger les premiers forces du bataillon de choc. Son ouvrage Casabianca paru en 1950 fut un succès de librairie amplifié encore par la production du film de même nom en 1952 avec Jean Vilar dans le rôle du commandant L’Herminier. Tant le livre que le film furent bien accueillis en Corse où chacun avait en mémoire la glorieuse aventure de l’équipage et les services rendus à la libération de l’ile, mais les autorités locales et les représentants du pouvoir central prirent une certaine distance et une polémique qui eut un écho national se fit jour à propos de la place jugée insuffisante faite aux résistants de l’intérieur par rapport à l’encensement jugé excessif du rôle du commandant et de son équipage.
On connaît le différend entre de Gaulle et Giraud précisément sur cette question de l’engagement des forces d’Afrique-du-Nord dans l’opération de libération de la Corse. On sait aussi comment le second, mis à l’écart par le premier dès l’automne 1943, n’a plus joué de rôle déterminant sur le plan des opérations militaires et encore moins sur le terrain politique. On peut concevoir dès lors que de Gaulle, après la guerre, n’a rien fait pour entretenir le souvenir de l’engagement giraudiste, qu’il aurait préféré « ignorer » le Casabianca et entretenir l’idée que c’étaient les Forces françaises libres, plutôt que celles de l’armée régulière d’Afrique initialement sous les ordres exclusifs du général Giraud, qui avaient débarqué en Corse en septembre 1943. Lors de son premier voyage à Ajaccio en octobre 1943, le Général s’appliqua à gommer ou plutôt à récupérer à son avantage cet épisode historique, faisant passer à la trappe les principaux acteurs des initiatives et des actions dont il n’avait pas été à l’origine, alors qu’il pouvait se prévaloir à titre symbolique de la mission héroïque du « capitaine Scamaroni » fait aussitôt Compagnon de l’Ordre de la libération et promu au grade de préfet à titre posthume. Plus reconnaissante, la mémoire FN/PC a intégré pour l’essentiel le rôle d’Alger, l’engagement du général Giraud, ou encore le dévouement patriotique du commandant L’Herminier, mais suivant un dosage tel que cela ne porte pas préjudice à la mémoire de la résistance intérieure. C’est comme si la mémoire giraudiste avait continué à porter la macule d’une collusion initiale plus ou moins engagée entre Alger et le régime de Vichy : Giraud, valeureux soldat échappé des geôles allemandes, n’avait-il pas accepté d’être sous les ordres de Darlan et n’avait-il pas été admirateur de Pétain, favorable à son programme de « révolution nationale » ! On sait que le corps de la marine eut beaucoup à souffrir d’une mauvaise réputation initiale en dépit d’actions patriotiques comme celles précisément où s’illustra le Casabianca rescapé du sabordage de la flotte de Toulon et élément décisif de l’aide « extérieure » apportée à la Corse sous la botte italienne.
Cette minimisation de la mémoire giraudiste laissa longtemps des traces et on en perçoit encore l’écho lors de la célébration du quarantième anniversaire de la libération de la Corse (1983). A cette occasion, le commandant Toussaint Griffi, qui s’était illustré dans la mission Pearl Harbour, prononça au « lieu de mémoire » de la plage d’Arona un discours qui n’était pas de pure forme. Il s’inclina devant le sort tragique de son cousin Pierre Griffi qui faisait aussi partie de la mission Pearl Harbour et qui, resté en Corse, y laissa la vie dans des conditions dramatiques. Il salua la présence à cette cérémonie du souvenir d’un autre compagnon de mission, Laurent Preziosi, qui joua un rôle important dans la constitution des premiers réseaux de résistance en dehors du champ PC/FN et plutôt auprès de militants socialistes, avant de se fondre dans le mouvement. On relève également dans les propos de Toussaint Griffi l’hommage appuyé au général Giraud, en présence de sa fille et de son gendre qui avaient spécialement effectué le voyage pour venir là où le Casabianca fit pour la première fois surface à moins d’une encablure du littoral insulaire et Toussaint Griffi le fit sur un ton réparateur :
« Moi Toussaint Griffi, ancien membre des forces françaises libres, je le dis en présence de sa fille Monique accompagnée de son époux, le préfet hors-classe Marcel Blanc, en souhaitant que les autorités civiles et militaires compétentes tracent comme il convient dans les cérémonies de la mémoire la part éminente prise par cet illustre soldat dans la libération de la Corse. » et d’ajouter : « …il nous a été donné à plusieurs reprises de constater que les relations faites ici ou là de tous les événements que je viens de rappeler brièvement n’apparaissent pas avec autant de clarté et de netteté dans un certain ouvrage à prétention historique (le lecteur avisé y verra peut-être une allusion à Tous bandits d’honneur)… Pourtant, tout le monde sait aujourd’hui par exemple que lors de l’arrivée de la mission Pearl Harbour en Corse en décembre 1942, la résistance n’existait qu’à l’état embryonnaire et ne disposait par ailleurs que d’un armement hétéroclite composé essentiellement de fusils de chasse et de révolvers datant pour la plupart de l’autre guerre. »
Entre PC/FN et gaullistes, le principal enjeu de mémoire
Plus âpre cependant et plus étalé dans le temps a été l’enjeu de mémoire, disons pour simplifier, entre communistes et gaullistes et c’est là encore tout un pan d’histoire qui demande à être analysé, ce que nous ne sommes pas encore en mesure de faire à ce stade initial de la recherche sur « la post-Résistance ». Evoquons quelques repères qui jalonnent le découpage chronologique de la période. Le phénomène existe déjà mais n’est pas encore prégnant aux lendemains immédiats de la Libération où les deux tendances sont concurrentes certes mais complémentaires. Progressivement, alors que la rupture intervient dès 1946 entre les deux courants, puis dans le contexte de la guerre froide, chacun agit pour son compte et les initiatives deviennent plus nettement rivales car la caution de la Résistance pèse plus lourd dans le débat politique où l’élément local perd en spécificité. On pourra rapprocher les deux périodes où de Gaulle a été au pouvoir, au lendemain de la Libération et de 1958 à 1969 où la mainmise sur les mécanismes de la mémoire nationale et son contrôle par les agents de l’Etat ont rendu plus difficiles les initiatives mémorielles de la résistance intérieure qui durent souvent passer sous les fourches caudines des exigences du pouvoir d’Etat qui, par des institutions ou des commissions s’exprimait dans le cadre du ministère de la Culture, notamment au temps d’André Malraux, grand ordonnateur du phénomène mémoriel. Rien n’est livré au hasard, à Paris comme en province, et le jeu est inégal entre les initiatives locales et celles du pouvoir gaulliste. S’agissant de Fred Scamaroni quelques années avant le retour du Général sur les devants de la scène politique, en 1952, le pouvoir central avait déjà pris l’initiative, d’aménager en son honneur un square abritant une statue, œuvre du sculpteur Georges Crouzat, représentant « la Douleur qui porte le martyr ». Mais l’acmé de l’engouement commémoratif à son égard correspond, au lendemain de la panthéonisation de Jean Moulin en décembre 1964, au rapprochement de parcours avec celui-ci (tous deux issus de « la préfectorale », engagés Français libres, jouissant de la confiance du Général et ayant occupé des postes de responsabilité à Londres, tous deux chargés de missions périlleuses en France et morts en martyrs). Alors la mémoire de Fred Scamaroni tient « officiellement » une place prépondérante dans les discours commémoratifs, avec une focalisation rituelle sur le caractère christique de son sacrifice.
Pourtant, est-il question de noms de rues, de places, d’espaces publics, la mémoire FN/PC résiste bien, même en période gaulliste, car les autorités n’ont nullement l’intention de laminer le souvenir de la résistance intérieure, mais veulent simplement le contrôler : pas de conflits frontaux sur ce terrain alors que le respect du sacrifice pour la liberté et pour la patrie l’emporte sur la rivalité mémorielle. Les différends en termes d’enjeu existent mais s’expriment de manière feutrée. Aucune contestation n’est explicitement formulée à l’encontre de tel ou tel résistant dont on juge bon d’honorer la mémoire et, inversement –sauf exception- on ne se dresse pas ouvertement contre les initiatives officielles qui donnent pourtant l’impression par moments d’une confiscation de mémoire de la part du pouvoir gaulliste. La réponse consistait plutôt à mettre en avant en contre-point tel héros « oublié » ou « négligé ». En ces premiers temps de « bataille navale mémorielle » qui a opposé les deux courants dominants, les gaullistes l’emportent : il existait déjà un bateau du nom de « Fred Scamaroni » assurant les liaisons entre Corse et Continent et, lorsque sa durée de vie atteignit la limite, et que s’ouvrait l’ère des ferry-boats de la Compagnie Générale Transatlantique en situation de monopole, c’est en grande pompe que le nouveau ferry Fred Scamaroni fut baptisé en 1966, en présence d’autorités nationales et de grands noms de la Résistance qui retracèrent avec lyrisme l’engagement du héros « gaullien » en tirant les leçons de son sacrifice.
L’enjeu se ravive après la disparition du général de Gaulle et s’étale encore sur plusieurs décennies, la mémoire « de gauche » finissant par prendre sa revanche à la faveur du changement de contexte politique national durant les années 80 et au gré d’autres alternances. La SNCM, sous l’effet de pressions nouvelles, fut ainsi amenée à baptiser des bateaux, ferries ou cargos, du nom de Danielle Casanova ou, plus récemment de Jean Nicoli, ce qui n’alla pas sans quelques grincements de dents et échanges « à fleuret moucheté » …une histoire à voir de plus en près, particulièrement édifiante du point de vue des enjeux de mémoire. La décentralisation et les débats « mémoriels » portés au sein de la Collectivité Territoriale de Corse jouèrent plutôt à l’avantage des partisans de la mémoire de la résistance intérieure. On pourra encore relever dans cette étude certains moments particuliers où la tension se fit plus vive, à l’occasion notamment des célébrations décennales toujours plus solennelles et plus riches en initiatives… ainsi en 1983 et 1993 où des « porteurs de mémoire », considérant que leurs héros étaient par trop oubliés, voire sciemment victimes d’ostracisme de la part des autorités, se plaignirent directement et publiquement « en haut lieu », sans que cela provoque un affrontement entre les deux camps car – et c’est là un aspect de la question auquel il conviendra aussi de s’intéresser -, l’enjeu concurrentiel passe aussi de façon récurrente à l’intérieur même du bloc mémoriel PC/FN.
L’histoire face à la mémoire
La relation entre histoire et mémoire, difficile et souvent conflictuelle, ne revêt pas en Corse la même acuité que sur le continent, mais elle relève de la même problématique. La périodisation de l’acte mémoriel à l’échelle nationale nous est familière, reflétée, à titre indicatif, par l’évolution de la production cinématographique depuis la Libération avec un premier âge d’or marqué par une vision héroïque ou pathétique de la période : le temps de Nuit et brouillard d’Alain Resnais en mémoire des déportés (sans que soit posée la question des juifs) et de la Bataille du rail de René Clément en hommage à la courageuse résistance des cheminots, une atmosphère émotionnelle dont on retrouve l’équivalent en Corse avec Tous bandits d’honneur.
Puis, à partir des années 70, avec le film de Marcel Ophuls, Le chagrin et la pitié ou celui de Louis Malle, Lacombe Lucien portrait d’un milicien, avec l’irruption sur la scène publique de la question de la Shoah, trop longtemps passée sous silence, et la publication du livre de Robert Paxton sur la France de Vichy, s’ouvre une longue phase au cours de laquelle l’édifice mémoriel se lézarde. Ce sont alors les premières manifestations du « syndrome de Vichy » et d’ « un passé qui ne passe pas » dont pâtit la légende dorée de la résistance, comme si celle-ci avait indirectement contribué à masquer la face honteuse de cet épisode historique. C’est au niveau national que ce revirement a fait l’objet de vifs débats. L’opprobre, les règlements de compte et les calomnies en ont alors profité pour se glisser dans la brèche ouverte dans l’édifice (affaire Moulin/Fresnay, affaire Aubrac liée au procès Barbie puis procès Touvier ravivant les circonstances et les responsabilités de la rafle du Vél d’Hiv…) donnant lieu à de graves tensions où l’historien a parfois été appelé à siéger et à donner son avis « autorisé » en tant que juge-arbitre (affaire Aubrac). Ces données ne sont pas pleinement transposables dans notre milieu insulaire et périphérique, mais on peut y relever les signes de ce qu’on a pu appeler « le temps du miroir brisé ».
Ne nous étendons pas sur ces données générales qui figurent depuis des années déjà dans les « bons » manuels scolaires, mais retenons que l’intrusion croissante de l’approche historique avec ses exigences scientifiques et déontologiques, conséquence indirecte de ces « remous de mémoire », a contribué à propos de la Corse comme d’autres départements du continent -même s’ils n’ont pas été directement concernés- à revenir sur des idées reçues et en particulier à ramener à une plus mesure le fait résistant que gaullistes et communistes tendaient jusque-là, chacun de son côté, à exalter sur la base de témoignages oraux et de récits répondant aux besoins de la cause. La mémoire fit de moins en moins autorité et les témoignages oraux furent maniés avec plus de circonspection qu’autrefois. L’œuvre en plusieurs tomes consacrée par Henri Noguères à la Résistance –où la Corse a sa place- qui reposait sur un nombre impressionnant de récits de témoins ne fait plus figure d’histoire mais de recueil de sources à passer au crible de la critique. On devient plus exigeant au nom de la recherche de la vérité et le document écrit, l’« archive », prime sur les dires du témoin. Cette mutation de comportement à l’égard d’un passé relativement récent est remarquablement illustrée à propos de Jean Moulin par le passage de Daniel Cordier, son secrétaire, du statut d’acteur et de témoin de l’événement à celui d’historien qui ne veut plus se fier qu’aux textes.
D’année en année, l’accès aux sources écrites permettant d’approfondir la connaissance de la période a été facilité et s’est élargi. L’historien s’est invité à la table de la Résistance en étant de moins en moins tributaire des apports de la Mémoire et en apportant le fruit de ses propres recherches. Cette ouverture progressive s’est faite de manière contrôlée par la mise en place de structures officielles qui canalisèrent le mouvement. Ce fut d’abord le comité d’histoire de la deuxième guerre mondiale sous la direction du professeur Henri Michel puis l’Institut d’histoire du temps présent (I.H.T.P.) qui en prolongea l’activité, avec chaque fois des délégués régionaux auxquels a été facilité l’accès à des sources demeurées fermées à ceux qui ne faisaient pas partie du sérail. Notre département a été représenté avec continuité dans ces instances par notre collègue Hélène Chaubin, alors professeur d’histoire en Corse, qui a parfaitement rempli sa mission en contribuant par ses travaux à enrichir notre connaissance de la période en Corse et à faire connaître des documents jusque-là inédits.
Il en est résulté une vision plus globale et moins focalisée sur l’acte résistant à proprement parler. La question a été revue suivant des approches nouvelles portant sur les différentes formes de résistance, sur les préoccupations matérielles des habitants de l’ile « sous l’occupation », sur les difficultés en matière de ravitaillement liées à l’éloignement et à l’insularité. L’autre face du miroir d’une Corse vichyste et collaborationniste a été prise en compte à sa juste mesure, par exemple en ce qui concerne le rôle de la Légion, forte au temps du maréchalisme et s’atténuant pas la suite ou encore le rôle de la presse. Le comportement de l’occupant a été vu de manière plus nuancée ; la place géostratégique de la Corse aux yeux des Alliés et de l’ennemi a permis de mieux éclairer l’ultime phase de la libération. Autant dire qu’on n’en est pas resté à l’étude de la résistance sensu stricto et que la question a été replacée dans un ensemble dont elle ne peut pas être isolée si on veut en comprendre la nature et la portée. Hélène Chaubin, qui a le plus contribué à ce travail d’histoire en profondeur et sous des angles différents, présente comme une synthèse de la connaissance de la période dans laquelle s’insère la Résistance dans son dernier ouvrage au titre significatif La Corse à l’épreuve de la guerre.
Le travail en archives n’a pas eu pour effet de rejeter la part de l’enquête orale mais de confronter les témoignages à des textes et de remettre « indirectement » en question un certain nombre d’idées reçues inscrites précisément dans la mémoire collective. Indirectement disons-nous, et c’est important, car la confrontation ne s’est pas faite de manière frontale, comme si chacun respectait le domaine de l’autre et admettait que mémoire et histoire n’ayant pas la même finalité, chacune pouvait cheminer sur sa voie propre, sans heurt systématique. A l’histoire la découverte, la compréhension et l’explication du passé dans la recherche de la vérité, à la mémoire la reconstruction et la recension de valeurs tirées du passé et transmises à la postérité.
En quoi cependant l’histoire, par sa contribution, a-t-elle « corrigé » du point de vue de la réalité des faits et de l’appréciation de leur portée, l’image qui tendait à se fixer dans la mémoire collective ? N’évoquons ici que quelques questions qui devront être approfondies. C’est la mémoire PC/FN surtout qui se trouve indirectement bousculée par les approches historiques. Tous bandits d’honneur notamment de Maurice Choury, toujours utile en tant que source documentaire et opératoire dans sa fonction de transmission mémorielle, ne peut plus, au regard de travaux qui se sont succédés durant les dernières décennies, prétendre au rang d’une histoire de la résistance en Corse, au risque pour ce livre-référence, d’être passé au crible de la critique et d’en sortir très éprouvé. L’histoire du Front national en Corse reste à faire, comme nous le dit ici même (N.D.L.R. intervention de A. Rovere lors du colloque du 4 octobre 2013 à Bastia) notre collègue Ange Rovere qui a déjà apporté sa contribution à cette question. Les rapports à l’époque concernée entre PC et FN, ont fait l’objet de relectures et de réinterprétations moins sensibles à la question de la réalité des faits du moment qu’à leur instrumentalisation en des temps ultérieurs, en fonction de contextes nouveaux. Il appartient dès lors à l’historien d’en faire une analyse critique sans crainte d’ébranler l’édifice mémoriel et de faire voler en éclat dans certains cas un unanimisme de façade. Sur un plan plus général, qu’en est-il du soi-disant caractère populaire et massif de la résistance, de la réalité du concept de « peuple en armes » en septembre 1943, de l’engouement général pour se battre et chasser l’occupant ? Quid des comportements réels de nos compatriotes en ces temps de tension et d’incertitude ? On ne peut pas en rester à des images d’Epinal. On raille aisément l’italien du real esercito qui voulait tornare a casa, mais les soucis de nombre de Corses, ruraux ou citadins, ralliés au maréchalisme et au pétainisme, ne relevaient-ils pas dans l’autre camp, d’une absence de combattivité de même nature ? On est frappé par l’importance du phénomène de pénurie alimentaire et des questions du ravitaillement qui ont fait l’objet tout au long de la période des préoccupations prégnantes des Corses, familles résistantes comprises, comme l’atteste entre autres le témoignage de Dominique Salini sur les Bastiais qui, en septembre 43, impuissants devant l’ennemi, étaient à l’affût des stocks de vivres abandonnés par les Italiens au lendemain de l’armistice. De même les habitants d’Orezza proches du couvent du même nom guettaient l’issue de l’éphémère escarmouche entre Allemands et Italiens pour aller nuitamment s’approvisionner en sacs de farine abandonnés par les soldats de l’armée d’occupation. Il faut faire la part de ces réactions « naturelles » qui ne correspondent pas à l’image idéalisée d’ « un peuple en armes » affrontant les chars Tigre allemands. Cela contraste avec l’engagement, même surdimensionné, des « vrais » patriotes freinant par leurs actions la progression de l’ennemi dans la vallée du Fiumalto (à Champlan) dans ce même canton d’Orezza. Image et réalités sont ici confrontées et la Corse n’est pas à l’abri du problème des « résistants de la dernière heure » : l’archive confrontée à la tradition orale prouve que les représentants de nombre de communes qui se rendirent à Ajaccio après la libération, mitraillette ou révolver au poing, pour demander la destitution et le remplacement des délégués municipaux mis en place par les représentants du gouvernement de Vichy ne s’étaient pas tous illustrés « au combat » dans les temps immédiatement antérieurs.
Qu’en est-il du fameux appel à l’insurrection de septembre 43 ? A qui en revient l’initiative ? Quelle a été la part respective du PC et celle du FN dans le lancement du mot d’ordre ? La question fait débat et elle est moins simple qu’elle n’est apparue durant plusieurs décennies, la distinction entre les deux structures, parfois interchangeables, ne facilitant pas les choses. C’est un autre point où la construction mémorielle pêche par rapport aux réalités que l’on connait mieux à la lumière de sources devenues accessibles, qu’il s’agisse des papiers de Nonce Benielli, alors secrétaire général du « parti » où de la récente divulgation de la lettre au contenu quelque peu explosif que François Vittori adressa à la direction du parti communiste en 1959. Tous bandits d’honneur en est amené à trembler sur ses bases. Décidément histoire et mémoire ici ne font pas bon ménage. Il convient de se départir du regard hagiographique et « intéressé » sur l’insurrection du 9 septembre et de prendre acte du fait qu’il s’est agi à Ajaccio ce jour-là de la prise d’un pouvoir en passe d’être vacant tant au niveau municipal qu’au niveau de la préfecture où point n’a été besoin d’enfoncer les grilles pour aller dicter au préfet ce qu’il devait dire en la circonstance. Il faut quand même rappeler, en mesurant la portée réelle du phénomène, que la libération s’est faite face à un ennemi qui avait capitulé en juillet et qui venait de signer l’armistice la veille. Le « changement » s’est fait sans que soit tiré un coup de feu dès lors que la troupe italienne présente sur place, sur le coup de l’annonce de l’armistice, n’a pas bronché pour s’opposer à une « insurrection » qui ne rencontra aucune résistance en face d’elle, d’autant que les quelques Allemands cantonnés à la Parata évacuèrent leur position par voie de mer sans qu’il y ait eu le moindre accrochage avec les patriotes. Il est vrai qu’il n’en alla pas de même plus au sud, dans le Sartenais et dans les régions de Bonifacio et de Porto-Vecchio où des résistants en armes répondirent à l’appel insurrectionnel lancé depuis Ajaccio et se mobilisèrent manu militari pour gêner et affaiblir les mouvements des forces allemandes stationnés dans le secteur et bientôt renforcées par la venue des rescapés de l’Afrikakorps repliés en Sardaigne. Mais là encore on n’a pas fait suffisamment la part des choses en minimisant le fait que les Allemands n’avaient pas l’intention de s’installer durablement en Corse et qu’ils avaient pour mission de transiter le long de la plaine orientale, tout en maîtrisant le voies d’accès du littoral vers l’intérieur, pour embarquer à Bastia le gros de leurs troupes et leur matériel pour rejoindre le front d’Italie où venaient de prendre position les Alliés. C’est une différence importante par rapport à ce qui s’est passé dans les Alpes maritimes où les Allemands relayèrent leurs alliés défaillants et bloquèrent toute velléité de libération anticipée du territoire. Que ceci soit dit évidemment sans jeter le moindre discrédit sur les actions résistantes du moment en particulier dans le Sartenais, dans l’Alta Rocca et tout au long de la plaine orientale.
Se pose aussi la question de la minimisation excessive du rôle des Italiens dans la mémoire collective, pour des raisons faciles à comprendre mais qui eurent pour effet de masquer des pans de réalité. Quelles qu’aient pu être les tergiversations temporaires au niveau d’un état-major mal informé, les dérives pro-allemandes des corps spéciaux, des Chemises noires qui ne renièrent pas leurs alliances, on doit prendre en compte plus qu’on ne l’a fait l’engagement des forces italiennes contre l’Allemand déjà dans le Sartenais et l’Alta Rocca puis à Bastia qui fut le théâtre d’un affrontement sévère entre alliés devenus ennemis mettant en branle les batteries côtières, les forces navales ancrées dans le port et même des raids aériens. Là aussi, à voir les choses de plus près, comme le permet la mise à jour de nouvelles sources, l’accès aux fonds publics des archives italiennes, la publication de mémoires tels ceux du général Magli et, plus encore, les travaux d’historiens italiens sur la période, cet aspect de la question a mieux été éclairé. De même il conviendrait de ne pas prendre trop au sérieux l’action résistante des patriotes contre les chars allemands dans la région de Bastia et dans la ville même au cours de la fatidique semaine qui s’écoula entre la déclaration de l’armistice suivi de l’ordre d’insurrection et de l’arrivée des premiers renforts de l’armée régulière venue d’Afrique du Nord. Il n’est qu’à relire à cet égard les souvenirs de contemporains des événements (dont Dominique Salini et Charles Zuccarelli), pour mesurer l’éphémère « prise de pouvoir », sans combats, le 10 par les résistants contraints dès le 12 septembre à n’être que témoins d’événements qui les dépassaient jusqu’à l’arrivée de l’armée d’Afrique qui sonna l’heure de la véritable libération de la Corse symbolisée le 4 octobre par l’entrée des goumiers marocains dans la ville abandonnée par l’occupant. Les ouvrages historiques des généraux Gambiez et Martin relatant, sans parti pris mémoriel, la progression de leurs forces du sud au nord de l’île, tout en faisant la part due à la résistance intérieure, révèlent mieux que Tous bandits d’honneur ce que fut la libération de la Corse réécrite essentiellement à partir des archives du ministère de la Guerre. Quel contraste avec le 9 septembre ajaccien où, certes, les patriotes « prirent » la préfecture mais au cours d’une journée qui fut essentiellement illustrée par une foule en liesse, plutôt qu’en état d’insurrection. Ce sont là des domaines où l’historien a pris du champ par rapport à une vision trop mémorielle de l’événement, de même que lorsqu’il est amené à jouer le rôle de juge-arbitre entre mémoire giraudiste et mémoire gaullienne
Un mot pourtant pour dire que la confrontation entre histoire et mémoire à propos de la mémoire gaullienne, et donc essentiellement de Fred Scamaroni, nous amènerait à faire le même type de considération. Quelques remarques simplement à ce sujet. On puise nombre d’informations et d’analyses utiles et jusque-là inédites dans l’ouvrage à succès de Marie-Claire Scamaroni consacré à son frère, mais l’auteur reconnaît elle-même ne pas faire œuvre strictement d’historienne. Sa contribution relève d’un genre bien représenté et bien connu des spécialistes de la période, celui de la mémoire familiale qui demande à être passée au crible de la critique du strict point de vue de la déontologie et de la méthodologie de la discipline. Des zones d’ombre en particulier subsistent qui avaient déjà en grande partie été éclairées par un travail universitaire de qualité (la thèse de Claudine Zonza consacrée au héros gaullien de la résistance « extérieure » en Corse, celle des FFL) dont on regrette qu’il n’ait pas fait l’objet à ce jour d’une publication. Mais s’agissant d’une étude remontant à plus de 30 ans, on se doute bien que d’autres éclairages sont rendus possibles par de nouvelles recherches en archives, et la mise à la disposition des chercheurs de documents jusque-là inaccessibles. Nous voulons parler des nombreuses liasses du fonds monumental du BCRA relativement récemment ouvertes au dépôt des archives de la Guerre de Vincennes. Leur étude devrait permettre de mettre en lumière d’autres moments de la vie de cette figure emblématique que ceux privilégiés jusque-là, à juste raison d’ailleurs, s’agissant de la mission Sea urchin et de sa dramatique issue. Et là encore nous retrouvons le rapport entre histoire et mémoire et les distorsions qui les séparent car les deux genres n’ont pas la même finalité. Il importe moins à la mémoire locale de savoir ce qu’a été le parcours de vie de l’intéressé ailleurs qu’en Corse et avant 1943 et c’est dans ce domaine que l’historien a le plus sa place… et qu’il a encore à faire. Qu’en a-t-il été de l’année 1941 passée par Fred Scamaroni à Vichy dans une fonction modeste au service du Ravitaillement mais où il a été en contact avec différents réseaux de résistance (dont le réseau Copernic) et où surtout il a tenu un rôle d’agent de renseignement transmettant à Londres une série de rapports sur les personnages les plus en vue du régime dont le ministre de l’Intérieur et le ministre de la Guerre. Vers la fin de l’année, Fred Scamaroni rédigea même un rapport de 50 pages resté inédit sur l’état de la France à cette époque. Qu’en a-t-il été des contacts pris sur place lors des deux séjours qu’il fit en Corse au printemps et à l’automne de la même année ? Comment par ailleurs a-t-il géré plus tard son projet de mission sur l’île alors qu’il n’était pas le premier des FFL à intervenir sur ce terrain ? Comment a-t-il été accompagné et « suivi » depuis Londres et presque laissé livré à lui-même en fin de mission alors que son « exfiltration » était programmée ? Ce sont là des questions dont les réponses éclaireraient mieux le personnage et lui rendrait un peu de cette « chair humaine » qui manque à tous les héros figés dans leur image de martyr. La différence entre la célébration mémorielle qui a opté pour les circonstances les plus dramatiques de son suicide dans la cellule de la citadelle d’Ajaccio tranche avec le souci de vérité de l’historien qui déclare que, sur la base de témoignages différents et plus ou moins fiables, la question des conditions de cette fin tragique reste encore ouverte. Objet de mémoire et comme « trans-humanisé » l’homme Fred Scamaroni reste encore en partie à découvrir, ce qui ne veut pas dire qu’il faille le faire descendre de son piédestal.
En conclusion provisoire de ce que nous présentons ici comme un simple synopsis d’un programme de recherche, nous pouvons nous interroger également sur l’état de l’historiographie de la Résistance en Corse. Trois courants se dessinent inégalement représentés. Le premier, et le plus « porteur », principalement attaché aux travaux d’Hélène Chaubin est celui qui consiste à enrichir notre connaissance en brassant toujours plus large en quête de documents nouveaux au service de la vérité historique dont l’élaboration repose sur un socle déjà ancien qui fait l’objet d’un enrichissement et d’un renouvellement constants. C’est ce qui a permis de dépasser le stade d’une histoire-bataille de la résistance en Corse. Cette démarche qui s’inscrit dans une continuité demeure relativement « encadré ». Elle ne s’en est pas tenu à des données factuelles et événementielles et a su répondre à des questionnements nouveaux sans céder à la mode du moment. Cette forme d’histoire bien balisée se prête à une exploitation didactique et pédagogique de son contenu comme l’attestent dossiers, fiches, medias documentaires ou expositions en jouant un rôle de passerelle avec l’utilisation mémorielle qui peut en être faite. Une deuxième ligne historiographique, en quête de renouvellement, également représentée ailleurs, procède d’une démarche qui se veut plus anthropologique et qui cultive dans une option identitaire la mise à jour de caractères spécifiques du milieu local avec l’intention de mieux rendre compte des attitudes collectives. C’est une voie qui prend du champ par rapport aux approches jugées trop « traditionnelles » et entachées de positivisme. D’autres que moi sont mieux placés pour en parler. Reste une autre piste, plus radicale que la précédente mais qui s’y apparente, celle d’une résistance identitaire tendant à accréditer l’idée que ce mouvement intérieur a plus été mu par la volonté de libérer la Corse que d’apporter sa contribution au mouvement général et national de la libération de la France. Le tour en sera plus vite fait car elle repose sur des bases ténues et relève d’une tentative d’instrumentalisation ponctuelle et téléologique qui a du mal à faire école.
FRANCIS POMPONI. Acte du colloque de l’ ANACR de Haute-Corse. 3 octobre 2013. Amphithéâtre du Lycée Giocante de Casabianca.
VOIR AUSSI : 1942-1943. Algérie-Corse, destins croisés
Les troupes italiennes et la libération de la Corse