LE PROJET DU COMITE DÉPARTEMENTAL DE LIBÉRATION DANS LE CADRE DES ÉTATS GÉNÉRAUX DE LA RENAISSANCE FRANÇAISE. (Hubert Lernziani)
Au lendemain de la libération de la Corse (septembre-octobre 1943), les forces résistantes (unies sous la bannière du Front National de Libération de la France), qui avaient combattu et vaincu l’occupant italo-allemand, et chassé le régime collaborationniste de Vichy, devaient relever un défi de taille : reconstruire économiquement, politiquement et socialement, une île fortement impactée par les contingences de l’Occupation et, de surcroit, rivée à un retard structurel prégnant.
Dans le cadre des États Généraux de la Renaissance Française, convoqués à Paris du 10 au 14 juillet 1945 (à l’initiative du Conseil National de la Résistance), le Comité Départemental de Libération du Front National de la Corse devait organiser à Ajaccio, les 9 et 10 juin 1945, les États Généraux de la Corse. En raison d’une épidémie de peste, ceux-ci furent suspendus. Ils devaient réunir 700 délégués et 300 maires. En amont, sous l’égide des comités locaux de libération, des cahiers de doléances furent rédigés, dans l’optique de l’élaboration d’un Cahier Départemental, à l’instar de ceux préparés sur le continent.
C’est à partir de ce document original, issu d’un fonds privé1Le document étudié est issu des archives de René Lenziani, lequel avait été trésorier fédéral de la section corse du Parti Communiste français, que se décline la présente communication, en essayant, de manière non exhaustive, de saisir la nature du contenu documentaire et, surtout, la vision prospective qui s’en dégage pour l’avenir de la Corse, au regard du contexte de l’époque.
I. Un outil revendicatif axé sur un constat implacable
Trois thèmes balisent le corpus du Cahier Départemental, sous le vocable « Reconstruire » : politiquement, socialement, économiquement
A. L’économie
Au regard de la situation économique de l’île, c’est le caractère précaire de celle-ci qui suscite le plus vif intérêt chez les rédacteurs, ainsi que le souligne Nonce Benielli, secrétaire général du Front National. Celui-ci, dans un rapport présenté au Comité Départemental, intitulé, « Pour le relèvement de la Corse »2Manuscrit dactylographié, mars 1945, 6 p., dresse un constat implacable et dénonce la carence de l’État et celle des élus locaux, responsables, selon lui, de la situation dans laquelle se trouve la Corse au lendemain du Second Conflit mondial. En effet, les décideurs ont privilégié les importations au détriment de la production indigène, celle-ci ayant pu permettre le développement d’une économie rurale de guerre. Ainsi, Benielli pose, de manière plus générale, la question d’un développement autonome de l’île, moins dépendant de la « Mère Patrie ». À l’appui de son argumentaire, il cite quelques exemples chiffrés, entre autres :
- 1840 : 140 000 hectares de terres céréalières ;
- 1939 : 8200 hectares.
Entre 1840 et 1939, la superficie exploitable a reculé de près de 95 %, ce qui est édifiant. Le rédacteur mentionne également le handicap causé par la mobilisation de 22 classes, privant ainsi l’île d’une main-d’œuvre non négligeable. Le discours alarmiste de Benielli se conclut par des propos sans équivoque, visant un système politico-économique de type libéral, dont il dénonce la stratégie perverse à l’égard des insulaires : « En bref, au lieu de considérer la Corse comme un département français, et nous aligner sur le continent, on semble tout faire pour que notre île, continue à être un réservoir de soldats et de fonctionnaires et demeure un marché pour les gros producteurs de l’Afrique du Nord ».
Les lignes précitées prennent un tout autre sens si on prend soin de les lire en filigrane. La Corse, en effet, est présentée comme un territoire en marge, discriminé sur le plan national, marqué, de surcroit, par une forte inflation. À titre d’exemple, « le coût de la vie à Paris est de 290 à Ajaccio 670 », soit un écart de 2,31. D’ailleurs, faisant écho à ce constat, l’autorité préfectorale souligne que « Le département de la Corse, est en retard d’un demi-siècle sur les autres départements »3Cahier Départemental, op. cit., p. 1. De ce point de vue, les doléances exprimées par les communes insulaires, à travers le Cahier Départemental, sont sans appel, indiquant que « dans le département, tout est non à refaire, mais à faire. C’est le département qui a toujours été négligé par les divers gouvernements aussi bien que par les politiciens locaux, Conseillers généraux, députés, ou Sénateurs ».4Op. cit., p. 2. Dans le détail, les revendications locales « insistent sur les points suivants :
- Routes à réparer, les 9/10 des routes sont de véritables fondrières.
- Hameaux et villages à désenclaver, environ 35.000 habitants de l’île vivent encore dans des villages, ou on ne peut accéder qu’à dos d’âne, par des sentiers abruptes 5L’orthographe est celle du texte original5.
- Électrification : nombreuses sont les localités privées d’électricité.
- Adduction d’eau : de nombreux villages sont encore privés d’eau.
- Aide efficace à l’Agriculture, très retardataire dans l’île ; mieux organisée par les pouvoirs publics l’agriculture pourrait se développer grandement en Corse.
- La question de l’assainissement du littoral, vieille revendication, revient dans tous les cahiers locaux de la région.
- Réparation et construction de locaux scolaires. Pas de stads [l’orthographe est celle du texte original] , de terrains de jeux d’enfants, à part 1 ou 2 dans les gros centres, Ajaccio, Corté, Bastia [Op. cit., p. 2]».
À l’évidence, en 1945, la Corse présente les stigmates d’une île à l’abandon, au plus bas de l’état de crise dans laquelle elle s’est enfoncée dès les dernières années du XIXe siècle. Comme l’écrit Francis Pomponi, ce sont de « tristes lendemains de guerre en vérité pour la Corse meurtrie, en proie à d’insurmontables problèmes de reconstruction et de relance de son activité économique8Francis Pomponi, in Le Mémorial des Corses, t. V, 1982, p. 30». Du point de vue pécuniaire, ainsi que le souligne Jean-Victor Angelini, « […] l’occupation italienne de la Corse a coûté à la France quelque 3 900 000 000 F., valeur 1946. Ce chiffre, déjà considérable pour une seule région, ne donne qu’une idée incomplète du préjudice réellement subi par l’île, car il ne tient pas compte des conséquences qui ont pesé sur l’évolution économique et sociale du pays, de longues années encore9Jean-Victor Angelini, in Tonnerre sur la Corse, Éditions Maritimes, 1985, p. 222».
B. Le bilan social
Il est établi de manière empirique et pragmatique et embrasse plusieurs domaines : l’éducation, la santé, les allocations et pensions, entre autres. Dans les deux premiers domaines, l’état des lieux témoigne du retard dans lequel la Corse se trouve en termes d’infrastructures et les conséquences déplorables pour la population insulaire. La responsabilité des pouvoirs publics est mise en avant, de même que l’inertie dont ont fait preuve les politiciens locaux, ceux de la classe traditionnelle, à savoir les tenants du clanisme. Concernant les familles des victimes des combats de la Résistance et de la Libération (septembre-octobre 1943), le Cahier pointe du doigt le retard pris dans l’octroi et le paiement des allocations et pensions, et ce, depuis septembre 1943, stigmatisant à ce propos l’impéritie de l’autorité préfectorale.
À travers le constat, on voit poindre ce que pourraient être les véritables solutions pour la résolution des problèmes du quotidien insulaire, mais, surtout, l’idée d’un vaste programme de développement d’ensemble pour la Corse.
C. La situation politique
Elle s’envisage à la fois sur le plan national et local. La libération de la France s’accompagne du rétablissement des institutions républicaines, celles-ci remplaçant l’État français et son régime de collaboration. En Corse, le Comité Départemental du Front National, issu de la Résistance, a procédé à la destitution des autorités vichystes, dès le 9 septembre 1943, installant un Conseil de préfecture, composé de cinq membres (Choury, Colonna d’Istria, Giovoni, Maillot, Vittori). Sur les cinq nommés, trois sont communistes (Choury, Giovoni, Vittori). Le 12 octobre 1943, le préfet gaulliste, Luizet, crée le Comité Départemental de Libération, se substituant au Comité du Front National. Il s’agit là d’une manœuvre politique visant à diminuer l’influence communiste, dont l’impact avait été non négligeable durant la Résistance. Chez les communistes, l’objectif, dans la perspective d’une Corse nouvelle, est d’abattre le clanisme, système antidémocratique, parce que synonyme d’aliénation de l’électeur et cause du retard économique de la Corse. Cette donne est fondamentale pour comprendre l’esprit dans lequel s’inscrit la vision sociétale du Parti communiste en 1945. D’ailleurs, c’est la seule formation politique insulaire à élaborer un programme de développement pour la Corse, dans la perspective de faire entrer celle-ci dans l’ère de la modernité.
II. Un véritable projet pour une Corse nouvelle.
Dès 1939, dans un rapport (« Le peuple corse contre le fascisme ») présenté à la conférence régionale de Porto-Vecchio, le 7 janvier de la même année, Raoul Benigni (secrétaire fédéral du PC) évoquait les grandes lignes d’un projet de développement pour la Corse, en mettant en avant les causes structurelles (emprise du clanisme, rapports de production, directs – Balagne, Casinca, Sartenais – et indirects – Niolu) et conjoncturelles (lois douanières, crise agricole de la fin du XIXe siècle, Première Guerre mondiale, impéritie de l’État) du retard économique de l’île. C’est donc sur la base d’une réflexion mûrie de longue date, nourrie qui plus est par l’impact de l’Occupation, que le document du printemps 1945 est rédigé pour traduire les préoccupations et les espoirs d’une population désireuse de vivre un avenir meilleur.
On ne peut, dans cette contribution, analyser, terme à terme, le contenu statistique du Cahier Départemental. Plus simplement, nous essaierons de montrer en quoi ce contenu, clair et précis, sert de support à la structure du projet, lui conférant une véritable dimension prospective. En effet, et c’est là l’aspect essentiel, la déclinaison statistique appuie un argumentaire rigoureux qui expose les potentialités de l’île et propose les moyens et outils pour parvenir à une véritable mise en valeur de l’espace insulaire.
L’agriculture offre l’exemple emblématique en la matière, au regard du caractère majoritairement rural de l’île et des ressources naturelles exploitables. Dans la partie II, intitulée « Reconstruction Économique », le premier volet concerne le secteur rural et son équipement. Le document présente un état des lieux, à partir de deux constats :
– « La Corse n’est pas un pays pauvre. Contrairement à ce qu’on a l’habitude d’affirmer la Corse est loin d’être un pays pauvre, si l’on tient compte de ce que ses terres les plus fertiles ne peuvent être mises en culture à cause de l’insalubrité du littoral. Malgré cela, l’expérience de ces quelques années de Guerre et d’occupation vient de nous montrer d’une façon irréfutable que, à part certains produits, le département peut parfaitement vivre de ses propres ressources et même en temps normal, exporter certains produits en quantité10Cahier Départemental, op. cit. p. 33». Sans parler d’autarcie, les rédacteurs estiment que, à titre d’exemple, « si dès la libération on avait pensé d’une façon rationnelle la culture du blé, à l’aide de grosses machines qu’aurait pu fournir l’armée Américaine, on aurait pu ravitailler une grosse partie de la population11Ibidem, p. 33». Sans considérer que la Corse puisse être une terre d’élection du blé, c’est ici le manque d’outils de production qui est mis en avant, à travers un manque d’initiative évident.
– « La production a augmenté. Le pays peut et doit produire d’avantage12L’orthographe est celle du texte original.. Malgré le manque d’outillage, malgré le manque de matières premières et de bras, la population a fourni un gros effort de guerre et la production a suivi depuis 1940 une courbe ascendante13L’orthographe est celle du texte original.». Et de citer des statistiques concernant l’élevage et d’autres secteurs agricoles (Ex. : les bovins passent de 57.500 têtes – 1943 – à 63. 921 têtes – 1944 -, soit une augmentation de 11 %).
L’aspect le plus intéressant réside dans une série de propositions concernant les équipements et les infrastructures adaptés, notamment l’utilisation de machines modernes (tracteurs) et, surtout, la création de stations agricoles. Dans les deux cas, il est envisagé le concours de techniciens formateurs, initiant les agriculteurs insulaires aux méthodes de pointe, dans le but de développer un secteur productif performant et concurrentiel. Surtout, et c’est là le côté visionnaire du Cahier, le modèle de développement vise à mettre en adéquation le littoral (après traitement de l’insalubrité), la moyenne montagne (coteaux) et la haute montagne. Dans les trois zones, il est prévu, chiffres à l’appui, d’utiliser à plein les potentialités productives dont chacune dispose (dans ce cadre, l’irrigation de la plaine orientale s’avère un projet majeur).
Outre l’agriculture, d’autres domaines font l’objet d’un diagnostic précis et de solutions adaptées, à l’échelle de l’île tout entière : électrification, communications, réseau ferroviaire (remise en état de la ligne Bastia-Porto-Vecchio, entre autres), mise en valeur forestière (avec l’utilisation d’outils modernes d’exploitation), infrastructures portuaires et aéroportuaires (remise en état de l’existant et extension), construction de barrages et de plans d’eau (en plaine, moyenne et haute-montagne), redynamisation de la pêche côtière et de haute mer (aménagement des petits ports et des criques dévolus à cet effet, sur tout le pourtour côtier de l’île, création d’usines de conserves – Calvi, Porto-Vecchio, Propriano, entre autres), développement du tourisme avec une politique valorisant les beautés naturelles de l’île par la mise en place d’une série d’infrastructures adaptées (centres de vacances, espaces hôteliers en phase avec le cadre naturel).
Ce projet global, pensé et chiffré, catégorie par catégorie, est, selon le Cahier, réalisable, dans la mesure où deux volontés doivent se conjuguer : celle des insulaires, soucieux de vivre dans une Corse nouvelle ; celle de l’État, en mettant les moyens nécessaires pour sortir une île de son sous-développement chronique et l’accompagner sur la voie de la modernité. Le document que nous avons essayé d’analyser, de manière globale et non exhaustive, est à bien des égards un outil prospectif majeur, au regard du contexte de l’époque. Son caractère pragmatique et visionnaire, de par l’outillage statistique qui le structure, ouvre la voie des possibles pour la Corse, et ce, à un moment crucial de son histoire. De ce point de vue, il témoigne d’une vision véritablement novatrice, la seule d’ailleurs à ce moment-là. Sans verser dans l’uchronie, on peut affirmer que la réalisation effective du projet de développement de la Corse, tel que décliné par le Cahier Départemental, en 1945, aurait sans doute permis à l’île de prendre un tournant décisif sur le plan économique et social, l’épargnant d’un certain nombre de convulsions sociétales ayant scandé les décennies qui suivirent. Mais on ne refait pas l’Histoire…
HUBERT LENZIANI